Le plastique, c’est aussi du belge

Industrialisée notamment par Leo Baekeland, inventeur de la bakélite, la substance moulable ou modelable s’est répandue comme traînée de poudre à partir de l’Entre-deux-guerres. Prestigieuse naguère, critiquée aujourd’hui, elle est entrée dans le patrimoine et demeure omniprésente (1907-)

   Il suffit de jeter un simple coup d’œil autour de nous, où que nous soyons, pour constater que le plastique est partout. Il est plus difficile d’imaginer le prestige qui entoura, il y a cent ans ou davantage, ce matériau devenu aujourd’hui si commun, voire décrié. De fait, ses effets délétères sur la santé et l’environnement sont régulièrement pointés du doigt. Mais il y a des nuances à apporter au réquisitoire et la consommation de masse est un vaisseau dont la trajectoire ne se modifie pas aisément…

   Publié à l’occasion d’une exposition présentée à l’Industriemuseum de Gand en 2024-2025, un ouvrage collectif fait le point sur la technique et ses principales applications, du A de « automobiel » au Z de « zak » [1]. On y vérifie que la place de notre pays dans cette histoire n’est nullement négligeable.

   C’est en effet au chimiste belge Leo Baekeland (1863-1944), fils d’un cordonnier et d’une aide ménagère, qu’est due la découverte en 1907 du premier plastique industriel, la bakélite, une résine thermodurcissable toujours utilisée actuellement. Etabli à New York et naturalisé américain, l’homme d’affaires a connu sa première success-story, mais éphémère, après avoir obtenu son diplôme en sciences naturelles à l’Université de Gand. Inventeur du Velox, un papier photographique qui peut être développé à la lumière artificielle, il en a vendu le brevet et l’entreprise en 1899 à la société Eastman Kodak pour une coquette somme. En contrepartie, il dut promettre de ne plus œuvrer dans ce secteur. Ainsi la voie des mélanges moulables ou modelables s’ouvrit-elle à lui.

Leo Baekeland, surnommé « le père des plastiques » . (Source: Museum voor de Geschiedenis van de Wetenschappen, Gent, dans « Histoire des sciences en Belgique 1815-2000 » , 1ère part., dir. Robert Halleux e.a., Bruxelles-Tournai, Dexia – La Renaissance du livre, 2001, p. 205)

   Le « père des plastiques » , ainsi qu’il sera surnommé, ne tardera pas à voir ses enfants proliférer. Quand, en 1898, la première compagnie de pneus de voitures du futur Benelux est fondée à Liège par Oscar Englebert, le caoutchouc, dont celui-ci est un négociant, domine la production. Mais dès la Première Guerre mondiale, le pas vers le caoutchouc synthétique est franchi en Allemagne. Les années ’20 et ’30 sont celles de la percée des produits semi-synthétiques (naturels travaillés chimiquement). « Le fabricant, note le chercheur Robin Debo, traite initialement ces matières plastiques lui-même, mais une fois que les processus sont au point et que le volume de production devient plus important que ce qui est nécessaire pour ses propres produits, il est aussi vendu à d’autres acteurs » (p. 11). De la société Caselith National à Peruwelz sort ainsi la galalithe, un polymère issu de la caséine du lait. Gevaert à Heultje (partie de Westerlo aujourd’hui) fournit pour sa part le celluloïd (et plus tard l’acétate de cellulose) pour les bobines de films.

   En 1925, un groupe d’industriels, avec l’appui de la Banque du travail socialiste, créent à Gand la Société industrielle de la cellulose (Sidac) afin de mettre sur le marché la cellophane, utilisée notamment pour les emballages. Mais « outre que le processus de production ne peut pas, selon les normes actuelles, être considéré comme de la clean technology, la manière dont la production prend son départ à Gand n’est pas non plus claire » , relèvent les auteurs de l’abécédaire (p. 63). Un conflit éclate avec une initiative industrielle, baptisée La Cellophane justement, reposant sur le même procédé… dont un ingénieur en chef français a dérobé les plans. Un règlement intervient en 1930 après que la première nommée a transmis un tiers de ses parts à la seconde. En 1989, la Sidac, devenue UCB-Transpac (Union chimique belge), annoncera la fin de la production de cellophane. Celle-ci aura été entre-temps manufacturée par Spruyt à Anvers ou Cobelplast à Lokeren. Propafilm à Merelbeke, unie un moment à l’UCB, restera active jusqu’en 2024.

   Après 1945, le plastic boom suscite de nombreuses créations d’entreprises en Belgique où l’industrie chimique est en plein essor. « Des grandes campagnes de marketing font virer de bord le consommateur » , précise Ann Van Nieuwenhuyse, directrice de l’Industriemuseum (p. 7). Le PVC ou poly(chlorure de vinyle) prend son envol au départ de l’usine Solvic implantée en 1961 par Solvay à Couillet (Charleroi). Il atterrit ensuite dans nombre de « boîtes » qui en font des chaises de jardin, des volets roulants, des jouets, de la vaisselle colorée, des couverts de pique-nique…

   En 1956, la Régie des télégraphes et téléphones (Belgacom aujourd’hui) introduit les boîtiers et combinés en grande partie en bakélite, conçus dès les années ’30 par le Suédois Jean Heiberg pour la marque Ericsson et l’Américain Henry Dreyfuss pour le modèle 302 de la Bell Telephone Company. Après 1960, plus d’un million de Belges en font usage. Les golden sixties voient aussi le secteur textile avec l’Union cotonnière (UCO) s’engager sur la voie des fibres synthétiques. Les fournitures de pièces en plastique aux fabriques de tout genre se répandent de même. Une publicité de l’établissement saint-clausien Hubert De Backer assure qu’il réalise des « articles pour toutes industries » (cité p. 129). Parmi ceux-ci figurent notamment des molettes pour les fourneaux des Acec.

   En 1970, le périodique Belgian Plastics constate que « les plastiques conquièrent le marché du meuble » (cité p. 113). Alors que cette activité conserve encore un caractère largement artisanal, on compte sur l’industrialisation et le recours aux matériaux synthétiques pour la booster. Des mousses plastiques pour sièges aux panneaux composites avec couche supérieure en plastique, une large gamme va débarquer. On retrouve l’invention de Leo Baekeland jusque dans la matière des sièges de toilettes dont les écoles, les cafés et quantité de lieux publics s’équipent massivement au cours de l’après-guerre. La firme gantoise Vynckier s’en fait une spécialité.

Les boîtiers et d’autres composants des appareils photographiques font partie des innombrables chemins empruntés par le plastique dans nos vies quotidiennes. (Source: dans Pierre Stéphany, « 1000 photographies pour découvrir le XXe siècle des Belges » , s.l., Dexia – La Renaissance du livre (coll. « Les beaux livres du patrimoine » ), 2002, p. 202)

   Signe des temps: ces objets et bien d’autres finissent par baliser la mémoire collective. « Les plastiques appartiennent au patrimoine, constate Ann Van Nieuwenhuyse. Les objets en matière plastique se retrouvent dans les collections privées et les fonds muséaux. En 2014, l’Industriemuseum a acquis la collection en bakélite de feu Ro Berteloot » (p. 7). Pour tout ce qui n’a pas été sorti du lot, en revanche, c’est la loi du gaspillage qui prévaut bien souvent. Au premier rang des accusés, les emballages, qui représentent 40 % du marché de la plasticité, « contribuent » pour 60 % aux déchets qu’il génère.

   Il ne convient pas pour autant de jeter le bébé avec l’eau du bain. Plastic fantastic ?, même avec son point d’interrogation plus que dubitatif, nous rappelle aussi que le plastique est léger (d’où économies de transport), qu’il résiste aux bactéries et qu’il peut être recyclé. Bien sûr, on peut rêver d’une transition rapide vers des matériaux plus naturels. Mais, suggèrent les auteurs, n’est-ce pas d’abord notre culture du jetable qui doit être interrogée ? Elle l’est, à vrai dire, et de plus en plus.

P.V.

[1] Marie KYMPERS & Hilde LANGERAERT e.a., Plastic fantastic ?, Gent, Ertsberg / Industriemuseum, 2024, 206 pp. Les auteures principales sont respectivement chercheuse et conservatrice à l’Industriemuseum. [retour]

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