Colonialisme: ne peut-on enquêter qu’à charge ?

Pour les tenants des études « décoloniales », les progrès matériels accomplis au temps de la dépendance ne peuvent être mis à son actif dans la mesure où ils ont visé à asseoir une domination violente ou ont résulté de rapports de force. La question de la frontière entre démarches scientifique et militante est posée (1885-1960)

   Depuis plusieurs années, le passé colonial de la Belgique se trouve au banc des accusés, sous l’influence d’organisations telles que le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLD) ou d’universitaires tels que la politologue Nadia Nsayi. Une commission d’enquête parlementaire a rendu des conclusions, saluées ou critiquées selon les points de vue [1], alors que des volontés de « décoloniser l’espace public » ont fait leur chemin dans certaines communes.

   Dans la conception que défendent les activistes, les mobiles civilisateurs invoqués pour justifier notre présence en Afrique ne furent qu’un masque, alors que le système reposait sur la violence et que la modernisation ainsi que l’indépendance promises étaient sans cesse ajournées. Les « plus profonds regrets » exprimés par le Roi, notamment à Kinshasa en juin 2022, sont insuffisants pour les tenants de cette vogue idéelle, qui déplorent l’absence d’excuses en bonne et due forme et la présentation par Philippe de la colonisation comme une première étape, même malheureuse, dans le partenariat entre la Belgique et le Congo.

   D’une autre teneur, c’est le moins qu’on puisse dire, apparaissent les approches de l’historien Mathieu Zana Aziza Etambala (Université catholique de Louvain, AfricaMuseum), qui ne veut « nullement mettre les réalisations coloniales belges sous un mauvais jour » , ou du président de la commission précitée qui, dans ses recommandations, souhaita rappeler « que beaucoup de Belges à cette époque ont donné le meilleur d’eux-mêmes au Congo, au Burundi et au Rwanda » (les débats se sont achevés sans accord).

   D’aucuns diront qu’il est légitime, nécessaire peut-être, que des interprétations différentes s’affrontent sur certains chapitres de l’histoire. D’autres ne se satisfont nullement de cette pluralité et revendiquent une légitimité spécifique pour la perspective dont ils sont porteurs, au nom de la « valeur explicative différente » des thèses en présence. C’est le cas de Frank Gerits (Université d’Utrecht) et Gillian Mathys (Université de Gand) [2]. On trouve sous leur plume des considérations qui les rapprochent des experts – pas tous historiens – auquel la Chambre des représentants avait fait appel, particulièrement quand ceux-ci qualifièrent de « piège » toute « approche bilantaire » , dans laquelle « les « bienfaits » présumés que le colonialisme aurait apportés sont mis en balance avec ses conséquences considérées comme négatives » [3].

« Dans les anneaux du caoutchouc » , caricature parue en 1906 dans l’hebdomadaire satirique britannique « Punch » . (Source: Stock Montage, Inc., dans Adam Hochschild, « Les fantômes du roi Léopold… » , trad. de l’américain, Paris, Belfond, 1998, pp. 216-217).

   Le propos est ici illustré à travers une lecture critique de Hans van der Jagt, biographe d’Alexander Willem Frederik Idenburg, gouverneur général des Indes orientales (l’Indonésie actuelle) de 1909 à 1916, précédemment gouverneur du Suriname de 1905 à 1908 et ministre des Colonies de 1902 à 1905 [4]. Parce que l’ouvrage traite de ce promoteur d’une « politique éthique » en termes certes non hagiographique mais en prenant en compte tous les aspects, bénéfiques ou non, de son action ainsi que l’ambivalence entre les ambitions théoriques et des pratiques désastreuses sur le terrain, Frank Gerits et Gillian Mathys n’y voient rien moins que l’expression d’un « courant révisionniste » . Citant volontiers Aimé Césaire et Frantz Fanon, ils récusent « la prétendue approche équilibrée » et voient dans toute colonie un enfer pavé de bonnes intentions, ces dernières servant de cache-sexe à la cupidité capitaliste. « En prenant seulement en compte les motifs et les objectifs des agents coloniaux, font-ils valoir, le caractère idéologique et structurel plus large et l’impact du projet colonial sont minimisés » .

   A Hans van der Jagt qui souligne notamment l’importance d’une compréhension des personnages dans leur contexte historique, il est répondu que bien des condamnations de l’impérialisme s’élevèrent dès le début du XXe siècle. Le mouvement socialiste, entre autres, « prit fréquemment l’initiative de la critique coloniale » . Mais ce constat appelle lui-même bien des nuances… Les remises en cause fondamentales ne coururent pas les rues avant la Seconde Guerre mondiale et même le Parti ouvrier belge compta en son sein, à côté des contempteurs de Léopold II et de son héritage, un Lode Craeybeckx qui fut ministre des Colonies ou un Emile Vandervelde, « le patron » , pour qui nous avions un « devoir moral » envers le continent noir. Les années ’30 ne sont pas les années ’50 et il faut se garder de toute vision téléologique. Quand ils refusent de déduire de certains propos d’Idenburg qu’il aurait été précurseur de la démocratisation et de l’émancipation indonésiennes, les auteurs évitent précisément cet écueil.

   Leur improbation se fonde en outre sur le rôle attribué à un individu, qu’ils jugent disproportionné et induisant à négliger le poids des structures et de l’idéologie impériales. « Idenburg n’était ni « bon » ni « mauvais » , mais influencé » . La leçon vaut aussi pour l’expansionnisme belge, est-il ajouté: à côté des intérêts économiques d’une série d’acteurs (entreprises minières, Roi, gouvernement…), sur lesquels l’accent est généralement mis, les clés d’explication seraient aussi à trouver dans la manière dont les considérations idéologiques et politiques ont pris forme au sein de notre société.

   Enfin, la question épineuse de « l’état de violence » qui aurait solidifié l’imperium néerlandais, selon les chercheurs et nombre de leurs collègues, ne manque pas d’être mise en parallèle avec celle des représentations de la pax Belgica modèle au Congo, qui reposait « en réalité » et de la même manière « sur la violence et la répression » . Il n’est nulle part envisagé, en revanche, que le spectacle des violences précoloniales et intra-africaines ait pu avoir pour effet de banaliser chez certains Blancs peu encadrés le recours aux mêmes méthodes.

La pose du rail à Elisabethville (Lubumbashi aujourd’hui), particulièrement nécessaire dans cette région où il n’y a pas de rivière. (Source: carte postale, dans Jacques A.M. Noterman, « Congo belge. L’empire d’Afrique » , Bruxelles, Arobase (coll. « Souvenirs du XXe siècle » ), 2004, p. 89)

   On le voit du reste: tout doit peser sur un seul et unique plateau de la balance. Pour le duo Gerits-Mathys, même « les prétendus bienfaits en matière de santé publique ou d’infrastructures ont été suscités par les intérêts coloniaux et les rapports de forces, et ils maintenaient une idéologie perverse » . La « peur de juger » , que l’article dénonce par ailleurs, n’a manifestement pas cours ici!

   Mais à considérer comme « une fausse opposition » celle que le sens commun a érigée entre activisme et objectivité, et à soupçonner derrière toute démarche faisant la part des choses une stratégie visant à contrecarrer les approches culpabilisantes du colonialisme, on ne discerne plus guère où se trouve la frontière, ni même s’il y en a une, entre le travail historique et le discours militant.

P.V.

[1] Cfr l’article de ce blog, Colonisations, décolonisations: la difficile impartialité, 24 mai 2023. [retour]

[2] « Laat die gevallen engelen maar liggen. Balansbenaderingen in de Belgische en Nederlandse historiografie over het koloniale verleden » , dans BMGN – Low Countries Historical Review, vol. 140, n° 1, Amsterdam, 2025, pp. 55-79, https://bmgn-lchr.nl/article/view/18930/24557 (en libre accès). [retour]

[3] Cité in « Colonisations, décolonisations: la difficile impartialité » , op. cit. [retour]

[4] Engelen uit Europa. A.W.F. Idenburg en de moraal van het Nederlands imperialisme, Amsterdam, Prometheus, 2022. [retour]

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