
Les armes venaient à peine de se taire sur la « morne plaine » , on venait à peine d’y ramasser les blessés et les morts que Waterloo attirait déjà ses premiers visiteurs. On les vit dès l’été 1815. Lord Byron et Walter Scott figuraient parmi eux. Un véritable circuit allait se mettre en place avec pour point de chute la ferme de la Belle-Alliance, promise à un succès inversement proportionnel à son rôle réel dans la bataille. Le premier hôtel, après la construction de la butte du Lion, fut ouvert par le sergent-major britannique Cotton, qui le dota d’un petit musée. Le succès du site n’allait plus jamais se démentir par la suite.
Reflet d’un temps que l’on veut révolu, celui des guerres qui déchirèrent notre continent, ce lieu de mémoire – et de tourisme fructueux – est aussi souvent apparu comme un lieu de célébration paradoxale du vaincu dont l’épopée fascinait les esprits romantiques. On y revit, en outre, le dernier grand affrontement avant l’ère des guerres industrielles. « En 1815, les machines ne dominent pas encore la guerre de bout en bout, explique Bruno Colson (Université de Namur) dans un recueil d’études publié à l’occasion du bicentenaire [1]. Le rôle de l’homme est toujours fondamental, celui du cheval aussi. Waterloo clôt une époque où la guerre n’est pas encore dépersonnalisée, où elle offre encore un spectacle digne d’être peint ou reconstitué » .
Politiquement, le souvenir s’est prêté à maintes récupérations. Le royaume des Pays-Bas célébra la défaite définitive de l’Empire français. La Belgique indépendante glorifia la bravoure des Belges dans les deux camps. Plus tard, le mouvement wallon organisa des « pèlerinages » au monument de l’Aigle blessé. De nos jours, les Européens communient dans la louange de leurs relations pacifiées: ce fut la dominante lors des commémorations de 2015 comme ce l’avait été l’année précédente pour le centenaire de la Première Guerre mondiale. Mais quelle part a eu ou a encore la population locale dans ces démarches mémorielles ? La question vaut d’être posée non seulement pour les communes qui furent le théâtre des combats du 18 juin, mais aussi bien au-delà. Selon Eric Bousmar (Université Saint-Louis), l’ensemble des opérations mériterait d’être appelé « la double bataille de Waterloo et de Wavre » . Un peu partout, les habitants subirent la dure loi des destructions et des pillages. Les combats terminés, les blessés furent acheminés dans les églises ou les hôpitaux de fortune de toutes les localités de la région, jusqu’à Bruxelles où on en dénombra 20.000. A Nivelles, le curé et les deux vicaires eurent à s’occuper d’un millier d’hommes en triste état. Pour visiter ses ouailles meurtries, l’aumônier anglican George Sonestreet racontera qu’il ne quitta guère sa selle plusieurs jours durant.
Quant à l’issue de l’ultime choc des Anglais et des Prussiens contre les Français, elle ne suscita généralement aucun regret chez les Brabançons, enclins soit à l’opportunisme, soit à la juger positive pour eux-mêmes. On trouvera dans le recueil précité le témoignage, des plus significatifs à cet égard, du Waterlootois Pierre-Joseph Tellier, futur chanoine, alors âgé de 15 ans. A l’arrivée des cosaques défilant en chantant, « on criait: Vive Alexandre! Et même ceux qui étaient connus pour être partisans des Français joignaient leur voix aux autres » , écrit dans son calepin cet adolescent bien instruit, fils de l’instituteur du village. Et d’évoquer en ces termes le régime qui s’effondre: « Je me souviendrai toujours de la désolation qui régnait dans le village, lorsque les conscrits allaient faire leurs adieux à leurs parents et à leurs voisins. On répandait bien des larmes ce jour-là! On savait très bien les dangers qui menaçaient ces jeunes gens car, à cette époque, on partait souvent pour ne plus revenir » .
Les générations ultérieures ne se sont pas toujours souvenues de cette impopularité de l’Empire finissant. Elles ont pris, en revanche et rapidement, la mesure d’un potentiel culturel et touristique à préserver et rentabiliser sur le site de la bataille et alentour. Ces dernières années, l’exploitation a été marquée par la vogue des reconstitutions. Pour les deux cents ans, quelque 6000 figurants ont été mobilisés. Auparavant, au cours du XXè siècle, les infrastructures se sont développées en nombre pour des visiteurs eux-mêmes en forte croissance, du musée de Cires apparu dès 1949 au nouveau Mémorial ouvert en 2015 en passant par l’aménagement muséal de la ferme du Caillou, dernier quartier général de Napoléon, en 1951. Le célèbre Panorama peint par Louis Dumoulin dès 1912 paraît, lui, ignorer superbement le vieillissement. On a fait, par contre, moins grand cas de l’hôtel des Colonnes, rasé avec les souvenirs qu’il contenait du passage de Victor Hugo, alors que des comités ont dû batailler pour que le ring de Bruxelles ne vienne pas couper le champ de bataille ou pour que l’ancien quartier général de Wellington transformé en musée, au centre de Waterloo, ne soit pas détruit et remonté aux Etats-Unis! A côté de l’action des privés et de l’associatif (la Société belge d’études napoléoniennes, le Waterloo Committee…), certes pas toujours en harmonie, les pouvoirs locaux ont également œuvré en faveur d’une appropriation mémorielle.
De celle-ci, la peinture naïve fournit maints exemples. En témoigne aussi la stèle qui commémore, entre la butte et Hougoumont, la mort du lieutenant Demulder, du 5è cuirassiers, dans les charges de la cavalerie française. Pourquoi lui parmi des milliers d’autres ? La stèle ne le dit pas, mais c’est sans doute parce qu’il était nivellois. Tué pour qui, pourquoi ?… Tué sur sa terre patrie en tout cas.
P.V.
[1] « Et leur âme chantait dans les clairons d’airain… La dimension religieuse et mémorielle de la bataille de Waterloo (1815-2015) » , dans Revue d’histoire du Brabant wallon. Religion, patrimoine, société, t. 29, fasc. 2, avril-juin 2015, pp. 73-176. https://sites.google.com/site/chirelbw2/matiere-2-annonce/rhrbw, place Quetelet 1/24, 1210 Bruxelles. – Un aspect spécifique de cette mémoire, à savoir la manière dont elle a nourri les propagandes pendant la Grande Guerre, a fait l’objet d’une étude fouillée de Philippe RAXHON, Centenaire sanglant. La bataille de Waterloo dans la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Luc Pire, 2015, 239 pp. – En libre accès dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina, France), une séquence de l’émission Panorama du 18 juin 1965, à l’occasion du 150è anniversaire, donne notamment la parole aux habitants des communes concernées, http://www.ina.fr/video/CAF86013610.