Deux socles orphelins dans la chapelle de Jérusalem à Bruges

Edifiée au XVè siècle sur le modèle de l’église du Saint-Sépulcre par le père et l’oncle du notable Anselme Adornes, mort assassiné en Ecosse, elle aurait dû accueillir sa sculpture et celle de son épouse Marguerite dans le cadre de travaux de transformation. Une histoire politique troublée en a décidé autrement… (1427-1485)

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L’église de Jérusalem, à l’entrée de la Peperstraat, est reconnaissable à la croix de Terre sainte qui surmonte sa tourelle octogonale. (Source: Toerisme Brugge / Jan D’Hondt)

   « Capellam ad honorem et memoriam salutifere passionis domini nostri Jhesu Christi et illius sepulcri sancti sub vocabulo incliti nominis Jherusalem » ( « une chapelle en l’honneur et à la mémoire de la salvatrice Passion de notre Seigneur Jésus-Christ et de son Saint Sépulcre connue sous le glorieux vocable du nom de Jérusalem » ): ainsi était formulée la requête présentée au pape Martin V, le 12 mai 1427, en vue d’obtenir la consécration de la chapelle de Jérusalem à Bruges. Six siècles après, elle est toujours bien là, à l’entrée de l’actuelle Peperstraat, reconnaissable à la croix de Terre sainte qui surmonte sa tourelle octogonale. Jacques et Pierre II Adornes, descendants d’un commerçant génois, l’avaient fait édifier sur le modèle en réduction de l’église du Saint-Sépulcre. Ils en auraient, selon la tradition, pris les mesures eux-mêmes au cours d’un pèlerinage, mais les sources sont muettes à ce propos. Il est avéré, en revanche, que notre Venise du Nord s’identifiait alors volontiers à la Ville sainte, comme en témoigne le paysage urbain en arrière-plan de la fresque de la Crucifixion, à l’intérieur de l’oratoire auquel on accède depuis l’étage de l’édifice à deux niveaux.

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Le projet des sculptures d’Anselme et Marguerite Adornes, attribué au Maître de la Légende de sainte Barbe. (Source: collection Adornes, Bruges; n. 1, p. 27, fig. 1)

   C’est aussi dans la chapelle haute, surmontant les portes au sommet des deux escaliers, que se trouvent deux socles décorés des armes d’Anselme Adornes, fils de Pierre, et de son épouse Marguerite van der Bank. Et pourtant, ce n’est pas le couple mais bien la Vierge et saint Jean l’Evangéliste qui occupent les emplacements. Résultat d’un changement de programme ornemental ? L’hypothèse plausible a pris plus de consistance encore depuis la redécouverte, dans la collection de la maison de Limburg Stirum, descendante des Adornes, de deux dessins attribués à un peintre bruxellois de la fin du XVè siècle, le Maître de la Légende de sainte Barbe (qui doit son nom à un triptyque consacré à la patronne des mineurs). A la suite des gestionnaires du patrimoine gantois des Adornes et de Catheline Périer-D’Ieteren (ULB), l’historien de l’art Sacha Zdanov y reconnaît le projet des sculptures d’Anselme et de Marguerite. Celles-ci auraient ainsi encadré les autels inférieur et supérieur, l’un abritant des reliques de la Passion et l’autre dédié à sainte Catherine, « ce qui se justifierait en raison de leur dévotion particulière envers la Passion et la sainte martyre d’Alexandrie » [1].

   Reste à expliquer pourquoi ledit projet ne fut pas mené à terme… Selon le chercheur, il s’inscrivait dans un ensemble de travaux de reconstruction et d’embellissement voulus par Anselme, diplomate, chevalier et homme d’affaires à la vie agitée, qui fut notamment fait in situ chevalier de l’ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem et de sainte Catherine, nommé conservateur des Privilèges des marchands écossais pour les territoires du duc de Bourgogne, et aussi désigné plus tard bourgmestre de Bruges. A des doses difficilement mesurables, les transformations de la Jeruzalemkapel entreprises autour de 1472 devaient manifester à la fois l’ascension sociale et la piété des Adornes. Le lieu était, en effet, public mais connecté à la maison familiale où, depuis l’oratoire privé, on pouvait suivre les offices célébrés dans la partie basse. Les fondateurs, déjà, avaient ouvert les portes, notamment à la corporation des gantiers en 1432. En 1454, la gestion et la comptabilité furent confiées aux chartreux qui les assurèrent jusqu’au XVIIIè siècle.

   En souhaitant être représentés sur les deux socles, les époux ne faisaient pas preuve d’une originalité particulière. Le modèle du donateur en prière figurant sur l’œuvre était alors largement répandu en terres bourguignonnes. Ainsi Philippe le Bon lui-même et Isabelle de Portugal faisaient-ils jadis face au chœur dans la collégiale Saint-Pierre à Lille. Tout l’ensemble architectural et ornemental de la capella reflète du reste de son époque, celle de la transition du gothique vers la Renaissance, dont témoigne le style « sec et raide » de la composition représentant le Christ en croix entouré par Marie et l’évangéliste Jean. La comparaison entre l’oratoire d’Adornes et celui de son ami Louis de Gruuthuse, situé dans l’église Notre-Dame, fait ressortir les mêmes influences, liées peut-être au travail des mêmes artisans, dans un contexte d’émulation entre membres de la noblesse.

   Mais pour la chapelle de Jérusalem, tout n’alla pas comme l’aurait voulu le propriétaire restaurateur. Le chantier prit un sérieux retard, lié peut-être aux troubles politiques que connut Bruges à l’époque. En 1477, à la suite d’une émeute contre Marie de Bourgogne qui venait de succéder à Charles le Téméraire, Anselme fut emprisonné, avec d’autres notables, puis condamné à une amende et exclu des fonctions publiques de la Ville. Par la suite, il séjourna plusieurs fois en Ecosse, durablement après le décès de son épouse en 1480. C’est aussi dans le royaume des Stuart qu’il trouva la mort en 1483, poignardé par un opposant au souverain Jacques III dont il s’était fait le serviteur.

   A la chapelle, les travaux se poursuivirent sous la conduite de son fils Arnould pour s’achever un an ou deux après la disparition de leur ordonnateur initial. Mais si maints symboles familiaux sont repérables, les statues dessinées par le Maître de la Légende de sainte Barbe ne sortirent jamais du marbre ou, en tout cas, n’aboutirent pas à destination… Les peintures ornementales de l’oratoire, avec leurs motifs floraux d’influence italienne et plutôt inhabituels sous les cieux flandriens, sont bien postérieures, datant du début du XVIè siècle et liées à une nouvelle campagne décorative. Le cosmopolitisme de la cité marchande et les attaches familiales transalpines des Adornes peuvent expliquer ces importations artistiques, opérées sans doute par le biais de la gravure. Les vents du sud, qui allaient bientôt subjuguer l’Europe renaissante, commençaient à souffler…

P.V.

[1] « Quelques précisions sur deux dessins de la collection Adornes et sur l’oratoire de la chapelle de Jérusalem à Bruges » , dans Annales de la Société royale d’archéologie de Bruxelles, t. 73, 2015, pp. 9-39. http://www.srab.be, c/o Université libre de Bruxelles – CP 175, avenue Franklin Roosevelt 50, 1050 Bruxelles. – Pour une vue d’ensemble: Véronique LAMBERT, Le domaine Adornes et la chapelle de Jérusalem à Bruges, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018.

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