« Les médecins disent que les cas de tuberculose & maladie mentale sont innombrables – très compréhensible quand tout le monde (excepté les quelques favorisés) est sous-alimenté & surmené. Je sens combien il est essentiel d’être convenablement alimenté en ce moment pour garder son équilibre mental. Qu’allons-nous faire pour les vêtements l’hiver prochain! … » Ces lignes figurent à la date du 21 juin 1917 dans les cahiers tenus par Mary Thorp, une Anglaise quinquagénaire établie à Bruxelles et employée comme gouvernante dans une riche famille. Le document reposait au musée In Flanders Fields à Ypres, où il avait été déposé en 1989 comme étant un « journal d’une femme anonyme » . Il a été édité, et son auteur identifié, par les historiens Sophie De Schaepdrijver (Penn State University, spécialiste belge de 14-18) et Tammy M. Proctor (Utah State University) [1].
Si ces pages furent cachées et non signées, c’est qu’il pouvait être dangereux, sous l’occupation, de les avoir écrites, a fortiori pour une ressortissante d’un pays ennemi, contrainte de se rendre régulièrement au bureau d’enregistrement militaire. Avant de consigner, dans sa langue maternelle, ses observations et réflexions sur papier, Mary avait d’ailleurs attendu septembre 1916, moment où un vent d’optimisme était suscité par les nouvelles en provenance de la Somme. Auparavant, elle y avait pensé mais en fut dissuadée. Elle avait eu connaissance du cas célèbre du jeune jésuite Eugène Dupiéreux (ou Dupierreux), exécuté par les Allemands pour avoir tenu un journal des événements tragiques de Louvain en août 1914 (elle l’évoque au début du journal, 15 sept. 1916, p. 46). Mais forte était la motivation à laisser une trace de ce qu’on vivait, alors qu’on avait vu son univers basculer. De nombreux Belges se révélèrent ainsi diaristes, le plus souvent dès les premiers jours de l’invasion [2]. Mary Thorp, observent les éditeurs, fait partie de ces civils pour qui « tenir des journaux était un moyen de se rappeler que leurs vies n’étaient pas en hiatus » . Elle essayait ainsi « de saisir la signification de la guerre et d’exprimer où elle se situait: ce qu’elle espérait, de qui elle se sentait responsable et ce à quoi elle se sentait appelée » .
Née à Londres en 1864, elle devait passer la plus grande partie de sa vie en Belgique, sa famille – de la petite classe moyenne – s’étant établie à Ostende puis à Bruges au début des années 1870, après avoir connu bien des déboires et avant d’en connaître d’autres. Ayant séjourné à Londres et à New York grâce à des liens parentaux, elle a conservé des correspondants lointains qui enrichissaient sa connaissance du vaste monde. Après d’autres maisons, elle est arrivée en 1910 chez Paul Wittouck, propriétaire de la Raffinerie tirlemontoise, et sa femme née Catherine de Medem, une aristocrate russe, pour prendre en charge l’éducation de leurs trois garçons. Outre un prestigieux hôtel sis boulevard de Waterloo à Bruxelles, ses patrons possédaient à Uccle un château reconstruit dans le style Louis XVI. Ils faisaient aussi partie des rares Belges à posséder une automobile. Leurs relations avec des membres de l’élite nationale et du corps diplomatique, invités régulièrement, ont fourni une autre source d’informations à Mary qui prenait part aux dîners.

D’être immergée dans ce milieu des plus privilégiés n’a nullement érodé son empathie pour ceux qui subissaient de plein fouet les privations de la guerre. Même les gens fortunés sont dans la gêne, constate-t-elle, « comment cela doit être pour le pauvre qui ne peut rien se permettre! » (15 sept. 1917, p. 158). « La constitution du peuple est en train de s’affaiblir si terriblement, & c’est écrit sur tous les visages » (21 avril 1918, p. 205): celle qui le déplore le fait en connaissance de cause, étant participante comme volontaire à des actions charitables en faveur des nécessiteux, dans lesquelles Mme Wittouck s’est engagée également.
Comme d’autres, le présent témoignage ne manque pas d’indices quant à la portée énorme des bruits de l’artillerie. Au printemps 1917, on les entend dans la capitale en provenance des batailles qui commencent à faire rage près d’Ypres et en France (Arras, Lens, la rivière Aisne). Plus tard tonneront les canons de Cambrai, Messines et Passendale. Se doute-t-on pour autant du terrifiant coût humain de ces opérations ? En territoires occupés, à partir de l’automne 1916, ce sont les déportations de chômeurs ou réputés tels outre-Rhin qui viennent s’ajouter au catalogue des épreuves de la guerre. Destinée à fournir une main-d’œuvre en remplacement des Allemands mobilisés, l’opération est dénoncée par le cardinal Mercier, en chaire de vérité de Sainte-Gudule, le dimanche 26 novembre 1916. « Bien que le sermon ne fut annoncé que samedi en cachette, il y a eu la foule pour l’écouter » , écrit Mary Thorp. Elle a aussi lu la lettre de protestation adressée par le primat de Belgique au gouverneur von Bissing et qui circule depuis sous le manteau: « Il n’a pas peur de dire leurs quatre vérités aux Boches » (pp. 70-71). Comme beaucoup de civils, la gouvernante s’illusionne quant à la pression que pourraient exercer sur l’occupant les diplomates des pays neutres, qu’elle a parfois l’occasion de rencontrer – surtout les représentants des Etats-Unis, de l’Espagne et des Pays-Bas. Si ceux-ci ne ménagent pas leurs peines pour venir en aide matérielle à la population, ils ne peuvent guère peser sur les autorités de l’Okkupationsgebiet.

L’auteur du Diary se révèle en revanche bien informée des divergences apparaissant au sein du camp adverse, notamment à propos de l’exploitation du pays. Elle rapporte ainsi les propos tenus à Catherine Wittouck par le major von Bredow, directeur du dépôt de chevaux du gouvernorat général à Bruxelles, « qui est tout à fait le cœur brisé & neurasthénique quand il doit être témoin du désespoir des pauvres gens dont il est contraint de réquisitionner les chevaux » (29 nov. 1916, pp. 71-72). A la fin de la guerre, selon les estimations, la Belgique aura perdu 50.000 juments et 5000 étalons. La révolte de 60 officiers allemands refusant d’aller au front et emprisonnés à Saint-Gilles est également racontée (4 avril 1917, p. 108). En 1918, les frondes vont se multiplier au sein des troupes.
Mais de fissures, il est aussi question dans la société belge elle-même. De Schaepdrijver et Proctor épinglent ainsi l’indignation qui se fait plus grande – y compris chez Mary Thorp – quand la politique des déportations s’élargit aux hommes qui ont un emploi, comme si les chômeurs ayant subi le même sort le méritaient davantage! Plus lourde de conséquences pour l’avenir, la collaboration des activistes (nationalistes) flamands est évoquée en même temps que le rejet de plus en plus massif dont elle est l’objet dans l’opinion majoritaire. « La maladie boche en ce moment, ici, est d’insister pour que chacun soit ou bien Flamand ou bien Wallon – & la réponse unanime est « Nous sommes Belges » » (11 mai 1917, p. 120).
Mary Thorp est morte en 1945 à Uccle où elle passa ses dernières années non loin de la résidence d’été de ses anciens maîtres. Anglicane par ses origines, elle apparaît dans ses pages séduite par le catholicisme dont elle a d’ailleurs enseigné le catéchisme aux enfants Wittouck. Elle souligne surtout l’importance des réconforts de la foi en temps de guerre. Les historiens qui ont exhumé ses cinq cahiers le notent: sans les célébrations liturgiques cycliques qui rythment les années, celles-ci auraient eu pour elle le goût amer d’un temps désespérément perdu.
P.V.
[1] An English Governess in the Great War. The Secret Brussels Diary of Mary Thorp, New York, Oxford University Press, 2017, 280 pp. www.oup.com. L’extrait cité se trouve p. 133.
[2] Ainsi pour le commerçant liégeois Henri Jamin dont La Libre Belgique – Gazette de Liége a publié les carnets inédits de l’été 2014 à la fin 2018 (les samedis ou un samedi sur deux selon les périodes).