La sociologie, l’Amérique latine et les « nouveaux prêtres »

La pratique de l’enquête religieuse et l’expérience du terrain latino-américain ont façonné les profils du Belge François Houtart et du Français Michel Quoist. Leurs visées au départ étaient avant tout pastorales (années ’50 et ’60)

   La question est récurrente à propos des enquêtes sociologiques ou d’opinion, quel qu’en soit l’objet: sont-elles informatives ou normatives, reflètent-elles un état de fait sans plus ou contribuent-elles, de propos délibéré ou non, à modifier celui-ci ? Le jésuite Jan Kerkhofs, professeur à l’Université catholique de Louvain (KULeuven), qui fut un des principaux artisans des recherches d’envergure menées dans plusieurs pays par l’European Value Systems Study Group (EVSSG), penchait nettement pour le deuxième terme de l’alternative. Desdites recherches, il déduisait la nécessité notamment de prêcher, plutôt que « le Dieu du déisme, celui qui entérine l’ordre » , le Dieu « de l’histoire, celui de Hegel et de Teilhard de Chardin, qui a un lien avec l’évolution de la société » [1]. En d’autres mots mais tout aussi explicites, un article de la revue interdiocésaine belge La Foi et le Temps, rendant compte d’une enquête menée sur la religion des Belges pour et par le journal Le Soir, titrait: « Ecouter ce que l’Esprit dit aux Eglises » [2].

   Ces exemples remontent à plus de trois décennies déjà, mais le courant prend sa source plus loin encore. La corrélation entre études sociales et positionnements est ainsi au centre de l’itinéraire de deux prêtres de la même génération, actifs dès les années 1950, sur lesquels s’est penché Olivier Chatelan, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin – Lyon 3. Les profils et les engagements du Français Michel Quoist (1921-1997) et du Belge François Houtart (1925-2017) ont été, en effet, façonnés au contact de la sociologie religieuse urbaine puis de l’Amérique latine en passant par l’Action catholique [3]. Pourquoi l’Amérique latine ? Des historiens ont proposé diverses interprétations d’un engouement au sein de la mouvance catholique « progressiste » , qui font appel notamment au désenchantement suscité par le modèle soviétique et les indépendances africaines, à l’influence de théologiens et d’intellectuels tels que Joseph Comblin et Louis-Joseph Lebret – eux-mêmes très « sociologistes » – ou encore au prestige de figures militantes telles que Camillo Torres et dom Hélder Câmara…

Francois Houtart
François Houtart en 2007. (Source: Roosewelt Pinheiro, Agencia Brasil, HO)

   Mais ces motivations et ces références sont déjà tardives pour les deux figures ici envisagées. Il y a plus d’une nuance entre le Houtart des années ’50 et ’60, auquel cette étude se cantonne, et le futur fondateur du Centre tricontinental (1976) et chantre du mouvement altermon- dialiste, pour ne pas parler de positions plus controversées [4]. Ce petit-fils de l’écrivain et ancien Premier ministre Henry Carton de Wiart, ordonné prêtre en 1949, licencié en sciences politiques et sociales de l’Université de Louvain (UCL), diplômé en outre de l’Institut supérieur international d’urbanisme appliqué de Bruxelles, par ailleurs aumônier au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc) pendant trois ans, publie dès 1951 les résultats d’une enquête sur la pratique dominicale dans les paroisses de la capitale. En séjour aux Etats-Unis l’année suivante grâce à une bourse du gouvernement américain, il se livre au même travail dans les paroisses de Chicago et sur le catholicisme d’outre-Atlantique en général. Son premier voyage en Amérique latine date de cette époque. Il s’y intéresse aux problèmes des grandes villes et aux Joc nationales.

   Dans le monde de la sociologie religieuse, particulièrement urbaine, il devient rapidement une référence, bientôt professeur à l’UCL. En 1958, il fonde et dirige le Centre de recherches socioreligieuses, chargé de fournir des « batteries » à l’épiscopat belge, et la Fédération internationale des instituts catholiques de recherches socioreligieuses (Freres), à visée également apostolique. En 1963, il est élu secrétaire général de la Conférence internationale de sociologie religieuse. Dans ses travaux de cette époque, souligne Olivier Chatelan, « sa préoccupation pastorale est constante et il ne pense pas la sociologie en dehors de son application aux méthodes d’apostolat » .

   Comme pour Michel Quoist, le retour sur les terrains de l’hémisphère Sud s’opère sous l’influence du Conseil épiscopal latino-américain (Celam) dont la jeune équipe souhaite importer les techniques de la sociologie religieuse, alors qu’en Belgique et en France, celle-ci est « parfois suspecte de rationalisme » . Une vaste enquête collective est menée dans ce contexte par Freres à travers le sous-continent, avec le soutien de hautes autorités ecclésiales ainsi que de la Homeland Foundation du philanthrope catholique américain Chauncey Devereux Stillman. Si Hélder Câmara, alors évêque auxiliaire de Rio de Janeiro et déjà réputé « rouge » (un peu, beaucoup…), est de ceux qui appuient la démarche, Houtart ne tire pas de l’état des lieux ainsi réalisé des conclusions spécialement politiques: il souligne surtout l’urgence de former des laïcs et d’avoir davantage de prêtres. Dans un article publié en 1961 par les Archives de sciences sociales des religions, il appelle certes à une adaptation de l’Eglise aux nouvelles réalités du milieu, mais à la manière usuelle de l’Action catholique spécialisée ou, plus savamment, selon le modèle fonctionnaliste des sciences sociales américaines, en tout cas sans laisser apparaître un engagement catholique de gauche.

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Michel Quoist (non daté). (Source: http://spinescent.blogspot.be/2012/09/instants-precieux-avec-michel-quoist.html)

   Le profil du père Quoist s’inscrit tout autant et même davantage dans le cadre spécifique du ministère sacerdotal. Ce sont d’ailleurs ses livres de prières et de morale, diffusés à des millions d’exemplaires et traduits en de multiples langues, qui ont fait de ce Havrais, dès les années ’50, une star de la littérature religieuse. Il n’est est pas moins engagé dans le mouvement Economie et Humanisme de Lebret et au sein de l’Action catholique ouvrière (ACO). Et il n’en a pas moins, sous l’influence de Gabriel Le Bras, consacré à la ville de Rouen une thèse de doctorat dont l’historien Claude Langlois écrira qu’il faut arriver à la fin pour voir le prêtre ressurgir derrière l’enquêteur. Mais tant les desiderata de son évêque que le succès de ses livres empêcheront Quoist de faire primer la carrière sociologique sur sa vocation.

   C’est un voyage à l’invitation de l’abbé Pierre, en 1962, qui introduit durablement le domaine sud-américain dans son parcours. Secrétaire général, de 1964 à 1970, du Comité épiscopal France – Amérique latine (Céfal) inspiré par Fidei donum, l’encyclique missionnaire de Pie XII (1957), il lève des fonds pour rétribuer les cadres laïcs de l’Action catholique autochtone et coache les prêtres français qui se rendent sur place. L’objectif demeure toujours l’évangélisation intégrale. Face aux marxistes – dans une vision que le chercheur lyonnais juge pour sa part « quelque peu naïve » –, il prône en 1964 « l’émulation par la Foi au Christ en face d’une autre foi » . Et d’ajouter: « Parce qu’ils auront appris l’Evangile, les chrétiens sauront-ils à temps faire la révolution dans l’amour, avant que d’autres l’imposent par la violence. Là est tout le problème » [5]. En 1966, Michel Quoist met en garde « contre l’optimisme de plusieurs évêques européens concernant la situation cubaine » . Il s’inquiète aussi de l’influence exercée sur de nombreux prêtres par le Centro intercultural de formación de Cuernavaca, en raison des conceptions subversives répandues par son fondateur Ivan Illich. Or, François Houtart collabore alors avec l’auteur de Libérer l’avenir et d’Une société sans école, même si l’étendue de l’ascendant du second sur le premier est difficile à cerner… Après 1970, le Français œuvre notamment au sein des mouvements d’Action catholique. Responsable du service des vocations de son diocèse, il dirige aussi la collection « Paroles de… » aux Editions ouvrières, liées à la Joc et à l’ACO. Il vit ses dernières années chez les Petites Sœurs des pauvres au Havre.

   Olivier Chatelan met en parallèle plus qu’il n’oppose « ces hommes neufs, ordonnés dans le bouillonnement missionnaire des années 1940 » , qui « mobilisent des compétences et expérimentent une vision du monde qu’ils ont d’abord découverte dans leurs enquêtes en France ou en Belgique » . Constatons seulement que l’époque voit se multiplier les « nouveaux prêtres » , ainsi qu’on appelle ceux qui se font volontiers les compagnons de route des socialistes ou des communistes. Si Houtart ne l’est pas encore, Quoist, lui, ne le sera jamais.

P.V.

[1] De Standaard, 24-25 déc. 1983.

[2] T. 14, Liège-Tournai, 1984, pp. 329-346.

[3] « Michel Quoist, François Houtart. Deux itinéraires entre sociologie religieuse et désir d’Amérique latine (années 1950-1960) » , dans Revue d’histoire ecclésiastique, t. 112, n° 1-2, 2017, pp. 215-238. http://www.rhe.eu.com, place cardinal Mercier 31, bte L3-04-03, 1348 Louvain-la-Neuve. 

[4] Même si cela ne rentre pas non plus dans le présent propos, on ne peut omettre que François Houtart a été rattrapé, à la fin de sa vie, par la révélation de faits d’abus sexuels qu’il a reconnus (dans Le Soir, 29 déc. 2010).

[5] C’est Michel Quoist qui souligne.