« A perpétuité exclus de tout pouvoir… »

Telle est, depuis 1830, la disposition qui frappe en Belgique les membres de la famille d’Orange-Nassau inscrits dans l’ordre de succession au trône des Pays-Bas. Cette exclusion n’a plus de raison d’être aujourd’hui, mais elle ne paraît pas contraire au droit européen et les pères de la Constitution ont fait en sorte qu’elle soit intangible

   Le 7 décembre prochain, la princesse Catharina-Amalia, fille du roi Willem-Alexander et de la reine Máxima, appelée normalement à succéder à son père sur le trône des Pays-Bas, fêtera son 18è anniversaire. A cette occasion, le monde politique et les médias d’outre-Moerdijk ont (re)découvert une particularité, une étrangeté diront certains, sur laquelle un livre signé par un ancien député et bourgmestre [1] est également venu attirer l’attention. Il s’agit de l’impossibilité, pour la princesse d’Orange comme pour ses deux sœurs cadettes, d’épouser un prince héritier de Belgique.

   Bien sûr, ce ne sont pas les personnes qui sont ici en cause. L’interdit résulte d’un décret adopté le 24 novembre 1830 par le Congrès national, qui élabora notre Constitution. Faisant suite à un autre décret relatif à l’indépendance de la Belgique, ce texte déclare, « au nom du peuple belge » , que « les membres de la famille d’Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout pouvoir en Belgique  » . Et pour bien verrouiller cette disposition, l’assemblée précisa qu’elle agissait comme « corps constituant » … tout en s’abstenant d’inscrire cette proscription dans les articles constitutionnels, afin qu’on ne puisse pas la soumettre à révision comme c’est le cas pour ceux-ci.

   A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’historien et homme politique Louis de Lichtervelde pouvait écrire qu’une telle déchéance, « envisagée avec le recul du temps, paraît inutile et presque absurde » . Fruit d’un contexte de radicalisation, elle avait été initiée par un bouillonnant député de Roeselare (Roulers), franc-maçon et grand-père de l’écrivain Georges Rodenbach. « Une fois commise la faute de discuter la question de l’exclusion, il est impossible de ne pas aller jusqu’au bout » [2]. Mais bien peu de débats et encore moins d’études historiques ou juridiques ont porté sur ce sujet avant que Nicolas B. Bernard, assistant à l’Université Saint-Louis (USL-Bruxelles) et à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain), vienne le remettre sur le tapis [3].

Le Congrès national s’est réuni au palais des Etats généraux, devenu palais de la Nation en 1831. (Source: gravure d’Auguste Numans, vers 1850, Bibliothèque royale de Belgique, dans n. 2, p. 4)

  Largement ignoré de nos jours, le décret ne fut pourtant pas, en 1830, voté sans une longue discussion. « Une des plus graves et des plus importantes » , déclara à la tribune le chevalier Barthélémy de Theux de Meylandt, élu catholique de Hasselt [4]. Au cours des séances des 23 et 24 novembre 1830, pas moins d’une quarantaine de congressistes prirent la parole sur l’opportunité d’une loi anti-orangiste définitive. On était encore, au sens propre, dans le feu des événements. Quelques semaines auparavant, le 27 octobre, les Hollandais avaient bombardé Anvers. Sur le plan diplomatique, l’indépendance belge se heurtait à l’hostilité de l’Autriche et surtout de la Russie. Sur le plan interne, il fallait compter avec un courant désireux de voir confier le trône de Belgique au prince d’Orange, fils du roi Guillaume Ier, plus conciliant que son père.

  L’alliance de la minorité républicaine et des catholiques opposés à l’avènement d’un nouveau souverain protestant permit à la proposition Rodenbach de faire son chemin. Pour le vice-président du Congrès, le Liégeois catholique Jean-Joseph Raikem, il s’agit aussi de signaler à l’Europe que le point de non-retour était atteint et d’obliger les Néerlandais à « traiter avec nous de puissance à puissance. Ils devront respecter les lois de la guerre » . Le comte François de Robiano, représentant de Malines, catholique également, en fit pour sa part une question de respect de la volonté des masses qui « nous ont assis dans cette enceinte » [5]. Dans le camp adverse, le comte Joseph de Baillet (arrondissement de Nivelles) fit valoir que la Belgique devait encore se trouver un roi et qu’il ne convenait pas de limiter les choix possibles: « N’abdiquons point nos pouvoirs d’avance, et ne nous arrogeons pas le droit de restreindre ceux de nos descendants » . Qui savait, en outre, ce qu’était réellement la volonté du peuple ? Si on s’engage dans cette voie, « la guerre générale est à craindre » , prédit le comte Gérard le Grelle, catholique siégeant pour le district d’Anvers. D’autres s’inquiétèrent des conséquences pour la navigation maritime belge, dès lors que ceux qui seraient érigés en ennemis à tout jamais tenaient l’estuaire de l’Escaut. Mais l’exclusion n’en fut pas moins votée à une majorité écrasante de 161 députés sur 189 [6].

Le prince d’Orange, futur Guillaume II roi des Pays-Bas (1840-1849), eut ses partisans comme candidat au trône de Belgique. (Source: portrait par Jan Baptist van der Hulst, lithographie de Hendrik Van der Haert, dans Carlo Bronne, « L’Amalgame (La Belgique de 1814 à 1830) » , Bruxelles, Adolphe Goemaere, 1948, pp. 140-141, planche VI)

   Cent soixante ans plus tard, le vent a semblé pouvoir tourner. Depuis le début des années 1990, en effet, le décret du 24 novembre 1830 a fait l’objet de multiples tentatives d’abrogation à la Chambre comme au Sénat, toutes émanant de partis flamands. Nicolas Bernard a dressé un relevé des textes déposés de 1992 à 2019. J’en compte dix émanant du Vlaams Blok / Belang (nationaliste… et officiellement républicain), quatre du CVP / CD&V (chrétien-démocrate), deux du SP.A / Vooruit (socialiste) et un de Spirit (fusionné depuis avec le parti écologiste Groen). La demande recouvre donc un large spectre politique, mais sans aboutissement à ce jour et à partir de motivations très différentes. Pour la gauche, il s’agit de « bannir toute disposition haineuse, discriminatoire ou absurde des règles constitutionnelles » . Pour le Blok / Belang, « il n’y a plus aucune raison de dénier aux membres de la maison d’Orange-Nassau toute possibilité d’accéder au pouvoir dans des territoires qui font historiquement partie des Pays-Bas » . Ce qui donnerait à penser que le parti séparatiste, ou au moins certains de ses élus, a ou ont derrière la tête une autre idée que celle d’une Flandre indépendante…

   Plus substantiel au premier abord apparaît l’argument, invoqué de divers côtés, d’une incompatibilité avec le droit européen (Union européenne et Conseil de l’Europe). Et pourtant, au terme de l’analyse nuancée qu’en fait Nicolas Bernard, cette incompatibilité n’est nullement établie. L’inéligibilité à nos scrutins communaux et provinciaux des descendants de Guillaume Ier inscrits dans l’ordre de succession au trône des Pays-Bas pose certes problème au regard des latitudes actuelles de la citoyenneté européenne. En revanche, si le traité sur le fonctionnement de l’Union (TFUE) garantit la libre circulation des travailleurs, il prévoit néanmoins des exceptions. Un Etat membre peut notamment interdire aux ressortissants d’un autre Etat membre d’exercer certaines fonctions comportant une parcelle de la puissance publique. Concrètement, la Belgique peut donc empêcher les princesses néerlandaises, au même titre que n’importe lequel de leurs compatriotes, d’exercer un mandat politique, alors que rien ne s’oppose à ce qu’elles ouvrent un magasin à Knokke ou briguent un poste de conductrice de train à la SNCB: elles sont « exclues de tout pouvoir » (exécutif, législatif, judiciaire ou local), mais non de tout métier.

   Si nos dispositifs tiennent donc la route dans le contexte institutionnel de l’UE, cela n’implique certes pas qu’on ne puisse envisager l’abrogation d’une entrave qui a manifestement perdu sa raison d’être. Mais se pose alors la question du « comment » … et elle est épineuse. Car si l’idée d’une « supraconstitutionnalité » est battue en brèche et si la prétention d’avoir évincé à « perpétuité » peut être vue comme le fruit d’une hubris parlementaire ou, selon les termes de Christian Behrendt (Université de Liège), de la « prétention à la Toute-puissance » , à la « summa potestas » , on peut cependant soutenir, comme tend à le faire Nicolas Bernard, que le Congrès national a été bel et bien un « pouvoir constituant originaire qui décide d’interdire au pouvoir constituant dérivé de réviser certaines dispositions » . Pour Marc Uyttendaele (Université libre de Bruxelles), les décrets de novembre 1830 « ont donc valeur constitutionnelle, mais sont intangibles » . D’autres, parrmi lesquels Hugues Dumont (USL-Bruxelles), ne voient tout simplement pas comment on pourrait revenir sur ces décisions sans passer par… un référendum! Bref: pas sortis de l’auberge…

P.V.

 

[1] Peter REHWINKEL, Amalia de plicht roept, Amsterdam, Prometheus, 2021. [retour]

[2] Le Congrès national. L’œuvre et les hommes, Bruxelles, La Renaissance du livre (coll. « Notre passé » , 4è série, III), 1945, pp. 49-50. [retour]

[3] « Les membres de la famille d’Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout pouvoir en Belgique » , dans les Annales de droit de Louvain, vol. 80, n° 2, Louvain-la-Neuve, 2019, pp. 307-329, http://hdl.handle.net/2078/229844 (en libre accès). [retour]

[4] Précisons qu’on ne dispose pas de procès-verbaux officiels du Congrès national mais de deux comptes-rendus de seconde main, dus à Isidore van Overloop et Emile Huyttens, considérés néanmoins comme globalement fiables. [retour]

[5] Une hyperbole romantique évidemment, puisque le Congrès avait été élu, si on tient compte des abstentions, par un peu plus de 30.000 électeurs censitaires et capacitaires, sur une population de 3,5 millions d’habitants. [retour]

[6] Et non 181 comme une faute de frappe le fait écrire à Nicolas Bernard. [retour]



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