La nature spécifique de la noblesse et les moyens de l’acquérir offrent ample matière à débats aux historiens. La classe n’est nullement immuable, ne serait-ce qu’en raison des appels d’air créés par les lignages en extinction. Mais sur l’importance respective des conditions à remplir pour gagner son blason, les interrogations fusent. Le « vivre noblement » , fréquemment invoqué, perd de sa force quand nombre des activités et des biens qui le caractérisent deviennent accessibles au commun des mortels. La possession d’une seigneurie, qui n’est pas censée être vendue, devient un critère problématique dans une société de plus en plus commerçante, mais il ne disparaît pas pour autant. Les services rendus au pouvoir politique, surtout quand l’Etat est en formation, constituent quant à eux assurément, avec ou sans les caractéristiques précédentes, une voie royale vers l’anoblissement.
Etudié par Tom De Waele (Université de Gand), le cas de la famille de Goux, dans le contexte du comté de Flandre de la première modernité, s’impose comme des plus significatifs, même s’il est loin d’épuiser tout le champ des possibles [1]. Une carrière brillante à la cour des ducs de Bourgogne et l’acquisition de terres voisines finalement unifiées ont ici cumulé leurs effets.
Artisan de l’ascension, Pierre de Goux (Chalon, 1408 – Gand, 1471), juriste, diplomate, grand commis, atteindra le sommet des hautes sphères comme chancelier sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, de 1465 – trois ans après le long ministère de Nicolas Rolin – à sa mort. Né roturier mais assez fortuné pour multiplier les propriétés foncières, il peut, fin 1449, rendre la haute justice à Goux et ses environs, aujourd’hui absorbés par Dole (Jura). Il en portera le nom. Après la bataille de Gavere contre les milices gantoises (23 juillet 1453), il est fait chevalier. Son statut social ne laisse dès lors plus place au doute.
En plus de ses domaines bourguignons, notre personnage se rend maître, entre 1458 et 1465, de cinq seigneuries dans les Pays-Bas, quatre flamandes et une brabançonne, toutes parties intégrantes de l’actuelle commune de Ninove: Pollare, Neigem, Denderwindeke, Appelterre-Eichem et Meerbeke. L’ensemble constitue le pays de Wedergraat, du nom de la famille éteinte dont il a été le patrimoine, mais sans liens formels entre les entités. Pour de Goux, l’enjeu de l’opération n’est pas sa propre noblesse – puisqu’elle est acquise –, mais la possibilité de transmettre celle-ci à ses deux fils en léguant à l’aîné ses terres bourguignonnes et au cadet ses terres néerlandaises. Tom De Waele mentionne des stratégies similaires mises en œuvre par d’autres testateurs.
C’est toutefois peu dire que l’entreprise a été favorisée par la position politique et les réseaux sur lesquels Pierre peut compter. Pour le chercheur, « il est hautement improbable que sans le soutien de ses supérieurs, il aurait réussi dans ses tentatives. Pierre de Goux, en d’autres termes, a bénéficié du patronage des ducs de Bourgogne » . Le nouveau seigneur de Wedergraat et son héritier sont, en effet, confrontés en justice à des concurrents contestant leurs prétentions sur la base de dispositions inscrites dans le droit féodal flamand. Trois parties sont en lutte pour posséder Meerbeke, avant que Philippe le Bon mette tout le monde d’accord en proclamant que Meerbeke est son domaine, qu’il confiera un temps à son bâtard Anton van Brabant, puis finalement à Pierre de Goux. Pollare, Denderwindeke et Neigem sont vendus par Jan van Schoonhoven, qui détient Aarschot, à de Goux dont on subodore ici aussi les appuis légaux. Ces seigneuries auraient dû d’abord être payées par van Schonnhoven à Pierre, seigneur de Roubaix et de Herzele, lequel ne reverra jamais son argent. Quand un Pierre de Roubaix, probablement fils du précédent, entend contester les prises du chancelier, celui-ci obtient gain de cause devant le Grand Conseil de Malines, l’autorité juridique suprême des Pays-Bas. Et quand, en 1487, Guillaume de Goux, fils de Pierre, fait de Wedergraat une entité formelle dotée d’un réel pouvoir judiciaire, c’est avec l’aval du futur empereur Maximilien dont le mariage avec Marie de Bourgogne nous a fait passer sous la puissance des Habsbourg. En retour, ce dernier s’assure un client loyal contrôlant une région stratégique.

Les conséquences de ces transactions pour les territoires et les populations concernés ont aussi retenu l’attention de l’historien. Dans un volumineux manuscrit conservé aux Archives de l’Etat à Courtrai, le « seigneur seigneurial » confirmé a compilé les informations sur « le pays et son état » . Il y est beaucoup moins question des droits des habitants que des devoirs du seigneur, en premier lieu celui de faire respecter la loi, de « protéger la veuve et l’orphelin » , d’exercer un certain pouvoir judiciaire. « La seigneurie est largement reconnue comme une institution légitime » , note Tom De Waele. Sous les de Goux père et fils, les droits et obligations, le commerce des grains, les droits de brassage de la bière, l’effacement des droits de succession, l’instauration de foires annuelles à Denderwindeke et Neigem, les libertés immobilières à Meerbeke… donnent lieu à des négociations entre seigneurs et habitants, dont on peut trouver maints équivalents ailleurs.
Mais dans sa proactivité, la famille bourguignonne intégrée dans la noblesse flamande se heurte aussi à des résistances, notamment de la part d’institutions religieuses, de notables ou d’habitants impactés par les taxes et les législations. Si certains conflits se résolvent par la contrainte, d’autres débouchent sur des compromis locaux, certes parfois précaires. Ainsi un arrangement à l’amiable est-il conclu avec l’abbaye Sainte-Gertrude de Nivelles, habilitée depuis le XIè siècle à prélever des revenus sur des terres de Guillaume et de sa mère. Ce modus vivendi n’empêchera toutefois pas la congrégation de continuer à « se servir » à Meerbeke bien au-delà du XVè siècle… Les seigneurs sont aussi amenés à multiplier les procédures contre les villes autonomes qui soustraient de leur juridiction des habitants des campagnes environnantes en les rendant détenteurs des droits de bourgeoisie (liés au fait d’être du bourg) contre monnaie sonnante et trébuchante. Rien qu’à Denderwindeke, on compte 64 de ces outburghers (« bourgeois forains ») relevant d’Alost et 125 de Grammont au début du XIVè siècle. Le phénomène n’a donc rien de marginal. En vain, de Goux soumet nombre de ces cas à Malines: il perd chaque fois. En revanche et sans doute à la demande des maîtres de Wedergraat, une ordonnance ducale de 1458 commande aux officiers du Conseil de Flandre, haute instance de l’ordre judiciaire pour le comté, d’obliger les habitants endettés à s’acquitter de leurs charges.
De la présente étude de cas ressort bien l’importance de la mobilité sociale – qui n’a pas que des avantages – lors de la formation de l’Etat moderne centralisé, à la charnière du Moyen Age et des temps modernes. Pour l’heure, le prince n’a besoin que de fidèles à tous les étages. Plus tard, à des degrés divers selon les lieux et les moments, il accomplira un pas supplémentaire en plaçant les pouvoirs locaux sous son contrôle direct.
P.V.
[1] « The family de Goux and the « Land of Wedergrate » . A case of Nobility, Lordship & Social Mobility in the County of Flanders » , dans Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis & Oudheidkunde te Gent, vol. 73, 2019, pp. 37-58. https://ojs.ugent.be/hmgog/Home , tim.dedoncker@ugent.be. [retour]