En 1168 à Valenciennes, Baudouin IV, comte de Hainaut, préside avec la comtesse Alix l’adoubement de son fils et les réjouissances auxquelles il donne lieu. Trois ans plus tard, Baudouin V vient de succéder à son père et c’est aussi avec sa femme, Marguerite, qu’il se fait reconnaître dans la future « Athènes du Nord » en y célébrant la fête de Noël en compagnie de 500 chevaliers. Le chroniqueur Gislebert de Mons, qui rapporte ces faits, relate également la transmission du pouvoir entre époux à laquelle donne lieu, en 1190, le départ du comte de Flandre Philippe d’Alsace pour la croisade: « En présence du comte de Hainaut, de la comtesse Marguerite – sa sœur, dont il a fait son héritière – et de leur fils, il confia la garde et la protection de sa terre à son épouse Mathilde » .
Ces scènes, parmi bien d’autres, sont révélatrices d’un temps qui voit les couples agir conjointement et publiquement, notamment dans l’exercice de l’autorité princière ou royale. Selon Emmanuelle Santinelli-Foltz (Université polytechnique des Hauts-de-France), auteur d’une somme sur les différentes formes de la vie conjugale et leur évolution au long d’un haut Moyen Age élargi [1], cette association se fait plus étroite et s’affiche davantage à partir de l’époque carolingienne en même temps que se développent de nouvelles pratiques. Il faut certes faire le départ entre ce qui tient à une documentation plus abondante et diversifiée et ce qui traduit de réels changements. L’affichage en commun de la souveraineté n’en est pas moins avéré. Tout indique, selon la médiéviste, « que le couple acquiert à partir du IXe, et surtout du Xe siècle, une identité nettement plus affirmée, en tant que communauté d’action, qui témoigne de la place qui lui est alors pleinement reconnue, sans que cela ne s’accompagne cependant forcément d’une communauté de vie » (p. 218).
Alors que les conciles, les législateurs, les hagiographes…, dans un contexte de remise en ordre culturelle et sociétale, manifestent pour la conjugalité et ses fonctions un intérêt plus marqué que ce n’était le cas sous les Mérovingiens, on observe à tous les échelons de l’élite, et pas seulement au sommet, une reconnaissance du couple « comme entité à part entière, étroitement lié aux groupements dans lesquels il s’insère, mais sans s’y diluer » (p. 288). Dans l’espace du royaume des Francs, cadre géographique grosso modo de la présente étude, les sources font notamment état du rôle des conjoints, même s’ils ne sont pas seuls, dans la gestion du patrimoine. On peut épingler, par exemple, qu’ils interviennent ensemble dans 57 % des chartes du Xe siècle relatives à des donations conservées par l’abbaye de Cluny (codonations ou donations en présence, avec le consentement, à la demande… de l’autre) (p. 190).

Cette visibilité n’implique cependant pas que l’idéal chrétien du mariage monogame, indissoluble et fécond, alors bien affirmé et structurant, soit la réalité partout et toujours. Dans les sphères royales et aristocratiques en particulier, l’union légitime n’exclut pas les concubinages ou les amours ancillaires. La polygamie masculine est fréquente, « officiellement à l’époque mérovingienne et officieusement ensuite » (p. 217): elle constitue même « un signe distinctif qui s’inscrit dans les stratégies compétitives élitaires » (p. 91). Au XIIe siècle, sur les 57 couples dont l’auteur de la Chronique du Hainaut mentionne la dissolution, le remariage, même du vivant de l’autre époux, est attesté dans 40 cas (70 %). La proportion est considérable, même si ledit ouvrage, par son caractère généalogique, a pu négliger les individus restés esseulés. Gislebert de Mons évoque ainsi, sans surprise ni désapprobation, les épousailles d’un chevalier du nom d’Evrard avec la veuve de Raoul de Nesle, alors que sa première épouse est toujours de ce monde, ou encore le convolage du comte Mathieu de Boulogne, séparé de Marie, avec la veuve de Guillaume IV de Nevers (pp. 124-125). Pendant la période envisagée, sept couples comtaux de Flandre sur dix-sept ont été formés avec un conjoint qui avait déjà des antécédents nuptiaux (p. 125).
La vie commune sans légitimation n’est pas davantage inaccoutumée quand Charlemagne, au début du IXe siècle, fait figurer parmi ses instructions à un envoyé (missus) celle d’être attentif à ce que les fils issus des élites aillent en justes noces (p. 52). L’Empereur lui-même, selon son biographe contemporain Eginhard, s’est opposé à ce que ses filles se marient, histoire sans doute de ne pas être confronté à des prétendants au trône. Ces dernières, si elles ne se sont pas vouées à la religion, n’en ont pas moins eu des partenaires reconnus dont elles ont eu des enfants (p. 53). Le rappel régulier des interdits dans la société altimédiévale ne semble donc pas s’être révélé des plus efficaces. Même la situation d’une partie des clercs mariés ou non est dénoncée en vain par les conciles comme par les capitulaires des pouvoirs politiques (p. 65).
Les irrégularités ne doivent toutefois pas envahir le tableau au point de masquer l’existence « d’une conjugalité, attachante si ce n’est aimante, partagée par bien des couples, y compris mariés » , note le professeur Santinelli-Foltz dont le constat est corroboré par les recherches récentes menées sur le bas Moyen Age (p. 290). Le rapport à la norme diffère, il est vrai, d’un milieu social à l’autre. Si « au haut du panier » , beaucoup d’hommes demeurent sourds aux enseignements ecclésiaux en faveur du célibat des clercs et du mariage comme sacrement, le modèle monogamique stable est majoritaire dans les strates populaires. Et pour tous, en tout cas, est battue en brèche l’idée selon laquelle le mariage fondé sur l’affection et la solidarité, et non pas uniquement sur l’impératif reproductif et les stratégies familiales, serait une invention des temps modernes.

Du côté des grands lignages, le fait que les conjoints ne se choisissent pas n’empêche pas nécessairement « la naissance d’une affection que forge la vie quotidienne partagée » (p. 111). L’existence d’une chambre commune et séparée, quand elle est matériellement possible, est déjà courante. Et si les moralistes donnent volontiers en exemple les unions chastes, d’autres écrits narratifs, législatifs, littéraires… traitent de la sexualité comme ayant une valeur en soi. Le décret de Gratien (XIIe siècle), œuvre majeure du droit canonique, va jusqu’à s’autoriser de saint Paul et de saint Augustin pour affirmer qu’il n’est pas ordonné aux époux « de s’unir pour la seule procréation des enfants » et que s’ils le font « pour cause d’incontinence » (autrement dit par plaisir), ce n’est pas une raison pour ne pas les considérer comme de vrais mariés (cité p. 342). Si la recherche de l’épanouissement personnel n’est pas encore le graal qu’elle deviendra surtout à partir du dernier tiers du XXe siècle, il ne manque pas d’auteurs pour présenter le bonheur partagé comme un idéal à atteindre.
Si rupture il y a eu dans cette approche, ce n’est pas à la Renaissance mais au début de l’ère chrétienne qu’il faut la chercher. Michel Foucault situait au IIe siècle la naissance du couple tel que nous l’entendons: moment où les rapports juridiques se doublent de rapports où la douceur et la tendresse prennent leur place (p. 9). Plus tard, les représentations de l’amour parental comme lien entre père et mère se diffuseront tout aussi largement.
Et la place de la femme, demandera-t-on ? De la recherche d’Emmanuelle Santinelli-Foltz ressort qu’il existe bien une hiérarchie des sexes et une répartition des rôles, celles-ci ne privant pas l’épouse, la mère, la grand-mère de la possibilité d’être décisivement agissantes au sein de la cellule familiale, parfois aussi hors du champ spécifiquement domestique. L’aisance avec laquelle elles assurent la continuité en cas de décès de l’époux ne s’expliquerait pas autrement. La hiérarchie n’exclut pas mais implique la complémentarité et le patriarcat n’est évidemment plus ce qu’il était à l’époque romaine! « Si les autorités religieuses, soutenues par les souverains, conçoivent à partir de l’époque carolingienne le couple comme une communauté d’affection et de solidarité conduisant chacun des conjoints à être attentif à l’autre, voire les relations conjugales comme un pacte entre égaux, l’égalité des époux n’est envisagée que dans la réciprocité des droits et des devoirs et il ne fait de doute pour personne que la communauté des époux est hiérarchisée, ce qui est indispensable, considère-t-on, à l’harmonie du couple, comme à celle du monde » (pp. 234-235).
Après le XIIe siècle, terme du travail dont il est ici rendu compte, les liens matrimoniaux seront sujets aux transformations induites par la montée en puissance de l’Etat moderne et des pouvoirs urbains, « sans compter le développement d’une pensée antiféministe plus virulente » (p. 290). Cela n’impliquera pas l’effacement de toutes les formes et de tous les acquis hérités des siècles antérieurs.
P.V.
[1] Couples et conjugalité au haut Moyen Age (VIe-XIIe siècles), Turnhout, Brepols (coll. « Haut Moyen Age » , 43), 2022, 411 pp. La citation de Gislebert de Mons se trouve p. 209. [retour]
A titre anecdotique, lors des premières croisades, l’Eglise avait autorisé les épouses à accompagner leur époux en terre Sainte, même contre l’accord de celui-ci…
Ce fut le cas de Marie de Champagne qui accompagna son mari, Baudouin VI, en croisade contre son gré. L’anecdote est reportée dans « Histoire de la Ville et du Comté de Valenciennes », H. d’Outreman S.J. – 1639 – p. 510
Ce droit fut supprimé plus tard du fait des problèmes engendrés par la présence de certaines épouses.
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D’après Gislebert de Mons, Baudouin VI de Hainaut était connu pour aimer ardemment son épouse. Ceci explique sans doute cela… Merci pour ces précisions
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