Appréhendé avec les critères de notre réalité présente, le XIXe siècle politique procure un dépaysement total. Rien ici qui puisse évoquer de près ou de loin ce qu’on appelle communément, de nos jours, la « particratie » . Il existe certes des courants d’opinion. Et les libéraux se sont bien donné un embryon de parti dès 1846. Mais les obédiences sont en quelque sorte invertébrées, la volonté de se doter d’une organisation centralisée au sommet n’émergeant que peu à peu, non sans s’exposer à de nettes réticences. Une récente étude de Paul Wynants, professeur émérite de l’Université de Namur, relate ces tentatives et les contre-feux qu’elles ont suscités dans le monde catholique du Brabant wallon [1].
Jusqu’en 1936-1937, ce sont les associations régionales et locales, actives dans les domaines social, culturel, récréatif… qui cristallisent ici comme ailleurs le milieu chrétien, bien plus que les appareils à vocation unifiante. Quand on parle de « parti catholique » , on désigne en fait « un conglomérat protéiforme de tendances politiques, note l’historien: ses organes centraux sont d’une faiblesse insigne; ses groupes parlementaires, appelés « la droite » à la Chambre et au Sénat, sont largement autonomes; le processus de décision reste fragmenté; souvent, les ministres jouent les premiers rôles » .
Dans un premier temps, après 1830, le combat électoral est mené par des comités locaux éphémères, sans structure faîtière ni programme engageant les futurs élus à l’échelle du pays. A partir du milieu du XIXe siècle s’opère, sous les effets de la radicalisation anticléricale des libéraux et de revers dans urnes (1857, 1863), un petit pas vers davantage d’organisation. A la base, des « associations constitutionnelles (et) conservatrices » à caractère permanent voient le jour, notamment à Nivelles et à Wavre. Ce cadre demeure cependant lâche et peu contraignant, d’autant que le traverse l’antagonisme des catholiques libéraux et ultramontains. Les premiers adhèrent au régime constitutionnel ou croient à la possibilité d’y faire progresser la cause du bien public. Les seconds rejettent un système sociopolitique qui n’a pas la religion pour seul fondement, conformément aux enseignements des papes Grégoire XVI et Pie IX ( « ultramontain » fait référence à la localisation de Rome, au-delà des Alpes).
Le fractionnement est tel que les congrès catholiques réunis à Malines dans les années 1860 évitent de débattre des questions de la Cité, préférant s’en tenir aux dimensions religieuses et apostoliques. Les cercles catholiques nés sous l’impulsion de ces assemblées sont des sociétés d’agrément qui encouragent leurs membres à l’engagement dans les œuvres, sans empiéter sur le politique stricto sensu. C’est le cas à Nivelles, à Wavre, plus tard à Jodoigne, à Perwez, à Ittre, les responsables étant des mandataires, des journalistes, des notables, des curés…
Au plan national, la première tentative de structuration, opérée en 1858 avec la création à Bruxelles de l’Association constitutionnelle conservatrice, fait long feu. Il en va de même pour les autres projets fédératifs élaborés au cours des deux décennies suivantes. Toujours les mêmes écueils: insuffisance des moyens, tensions internes, résistance des groupes locaux à la centralisation, indépendance des élus rétifs à toute discipline de vote… L’action des gouvernements catholiques homogènes d’Anethan et de Theux – Malou (1870-1878), qui ne remettent guère en cause les dispositifs de leurs prédécesseurs anticléricaux, attise encore un peu plus les discordes. Mais le libéralisme qui reconquiert le pouvoir en 1878 se montre beaucoup moins irénique. La guerre scolaire qu’il déclenche suscite un contexte plus favorable à la quête d’unité du camp opposé. Les cercles se politisent et se rapprochent des associations, rendant possible la mise sur pied de la Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices, même si les obstacles antérieurs sont loin d’être toujours levés.
En Brabant wallon, le volontarisme combatif est incarné par le Nivellois d’adoption Jules de Burlet, docteur en droit, qui sera plusieurs fois ministre et chef du gouvernement. Bourgmestre de la cité des Aclots à partir de 1872, il inflige aux libéraux en 1878 une défaite telle qu’ils sont privés de représentation au conseil communal. Le refus du gouvernement Frère-Orban d’officialiser son mayorat ne fait qu’accroître sa popularité. Il est aussi un des fers de lance de la Confrérie de Saint-Michel qui promeut la pensée et les initiatives ultramontaines, initialement sous la présidence de Charles Périn, professeur de droit à l’Université de Louvain. Echouant à faire adopter par la Fédération des cercles et associations une plate-forme électorale conforme à ses vues, la Confrérie sera à l’origine des trois grands congrès sociaux de Liège (1886, 1887 et 1890).

Après l’adoption de la « loi de malheur » qui entend mettre les écoles à l’abri de toute influence religieuse, les esprits sont chauffés à blanc, sans que l’harmonie règne nécessairement dans les rangs. Quand, en 1879, est créé un Comité central catholique, où siège de Burlet, il se heurte à la hiérarchie épiscopale sur le point de savoir qui, des clercs ou des laïcs, doit être à la manœuvre. Quand les évêques excluent des sacrements les catholiques qui ont des liens avec les écoles publiques ou y envoient leurs enfants, c’est au grand dam de Charles Woeste, député d’Alost et figure majeure du catholicisme politique de l’époque. « Après le vote de la loi scolaire, nous avions le pays avec nous, écrit-il au cardinal Victor Dechamps le 4 juillet 1882. Il s’est retourné contre nous à la suite des Instructions pratiques absolument injustifiables que l’épiscopat a portées » . Au scrutin législatif du 8 juin 1880 dans l’arrondissement de Nivelles, la liste catholique pour la Chambre a recueilli 42,9 % des suffrages contre 46,9 % en 1870.

La « dynamique unitaire » n’en est pas moins en branle. Les ultramontains, dont Jules de Burlet, fondent en 1884 l’Union nationale pour le redressement des griefs, avec pour objectif de peser sur les parlementaires, tout en s’affirmant attachée à la Constitution. Les convergences certes partielles avec la Fédération permettent l’élaboration d’une plate-forme électorale restreinte. Après la victoire catholique remportée la même année, l’Union se mettra en retrait du champ politique pour se consacrer au combat contre la franc-maçonnerie et à la recherche de réponses corporatistes à la question sociale.
La conjoncture nouvelle, il est vrai, n’aura pas permis un réel détricotage de la législation scolaire libérale. Devant l’ampleur des manifestations et contre-manifestations parfois violentes suscitées par le projet des ministres Jacobs et Woeste, le Roi demandera à ceux-ci de s’effacer. L’ensemble du cabinet Malou les suivra et un nouveau gouvernement catholique, constitué par Auguste Beernaert, prendra les rênes le 26 octobre 1884. Il évitera de remettre sur le métier des mesures qui seraient jugées trop provocantes pour l’adversaire.

En attendant, de Burlet peut savourer son triomphe en tant que locomotive de l’arrondissement nivellois, épaulé pour la défense des intérêts du monde rural par Eugène Dumont, copropriétaire des Etablissements agricoles Dumont frères à Chassart (Saint-Amand, Fleurus). Douze jours avant le scrutin du 10 juin 1884, le baron Georges Snoy, candidat pour la Chambre, a écrit dans son journal: « Je ne cours pas grand risque de réussir, car Nivelles est libéral [sic] jusqu’à la moelle; il faudrait un revirement bien absolu dans les esprits, et je doute fort qu’il existe » . Il sera pourtant élu. « Pour la première fois en Brabant wallon, observe le professeur Wynants, les députés catholiques sont plus nombreux que leurs rivaux qui, tous, « restent sur le carreau » » .
Le 17 août suivant, une grande manifestation en l’honneur de Jules de Burlet réunit les catholiques de tout l’arrondissement. La description de l’événement, sur base de la presse locale, a de quoi faire rêver nos actuelles figures de proue politiques: « Un cortège se forme à la gare de l’Est, après l’arrivée de trains spéciaux. Il circule dans la ville, où des façades sont pavoisées. Il se rend au domicile du député-bourgmestre pour remettre à ce dernier, en témoignage de gratitude, une statue en bronze représentant la Méditation. Une fête musicale est assurée par quinze fanfares et chœurs. Des jeux populaires sont proposés aux participants, avant qu’un feu d’artifice soit tiré sur la grand-place » .
Il reste qu’aucune tentative de déboucher sur une formation qui soit plus qu’un regroupement de tendances n’a pu aboutir au temps du suffrage censitaire. La Fédération des cercles catholiques et des associations conservatrices deviendra un des quatre standen du Parti catholique de l’Entre-deux-guerres. Mais « c’est seulement à la veille de la Seconde Guerre mondiale que l’on voit poindre une direction nationale aux pouvoirs étendus, des organes statutaires, un programme relativement contraignant, des consignes de vote et une discipline collective imposées aux élus par la structure ainsi mise en place » . Une structure qui suscite à son tour, aujourd’hui, bien des questionnements quant à son fonctionnement et à sa représentativité…
P.V.
[1] « Division ou unité ? L’apport du Brabant wallon à la structuration des forces politiques catholiques (1863-1884) » , dans la Revue d’histoire du Brabant wallon. Religion, patrimoine, société, t. 34, fasc. 1, 2020, pp. 3-54. Comité d’histoire religieuse du Brabant wallon, chirel.bw@gmail.com. [retour]