En octobre 1892, l’école des sciences politiques et sociales démarre à l’Université de Louvain avec 36 étudiants dont beaucoup d’élèves libres. Depuis, l’effectif a plus que centuplé rien que du côté flamand: 3923 inscrits pour l’année académique 2020-2021 à la faculteit sociale wetenschappen [1], incluant la politologie, la communication, la sociologie et l’anthropologie, mais non la science économique qui a pris le large entre-temps. Bien d’autres changements majeurs sont intervenus au fil des ans quant à la conception et aux méthodes des disciplines concernées. Emmanuel Gerard, historien, professeur émérite et ancien doyen de la faculté, a entrepris de retracer le chemin parcouru dans un livre qui n’est pas que d’intérêt local [2].

Comme tous les débuts, ceux-ci sont modestes. Simple spécialisation pour les étudiants en droit, la nouvelle orientation, marquée par les figures du juriste, homme d’Etat et diplomate Jules Van den Heuvel et du juriste Léon Dupriez, débouche sur deux licences, en sciences politiques et sociales et en sciences politiques et diplomatiques. Rien d’étonnant si les contenus ayant trait à la loi restent prégnants dans les cours, beaucoup d’incertitudes pesant encore sur la délimitation, voire la légitimité, des diverses matières réparties sur deux années. L’innovation vient surtout de la perspective comparatiste et du recours à la méthode inductive, basée sur l’observation (à l’instar de Frédéric Le Play en France). Plus ambitieuses, les universités d’Etat de Gand et de Liège ont détaché du droit les sciences sociales, habilitées à décerner tous les grades universitaires (candidat, licencié, docteur). Louvain s’adaptera dès la rentrée de 1894.
Après la Première Guerre mondiale, l’institution tend à vivre sur son acquis. Charles Terlinden, un de ses maîtres les plus durables, supervisera le doctorat du prince héritier d’Autriche-Hongrie et futur député européen Otto de Habsbourg ainsi que de sa sœur. Vers la fin de l’Entre-deux-guerres se constitue toutefois peu à peu une « deuxième école » , sous l’effet des phénomènes de masse qui se déploient alors. Professeurs et étudiants, note Emmanuel Gerard, « ont été impressionnés par la dynamique qui a été suscitée par la croissance des mouvements sociaux modernes comme les syndicats, mais également par l’émergence du communisme et du fascisme » (p. 183). Les branches se détachent quelque peu de Thémis et la sociologie affirme sa différence. Le rayonnement du philosophe Jacques Leclercq marque tout particulièrement cette période. En 1948, Pierre de Bie, premier membre du personnel académique à œuvrer full time dans la science de Durkheim, peut soutenir que Louvain offre en l’espèce un programme « unique en Europe » (p. 76). La communication entrera en scène dans les années ’70.

Parallèlement, ici comme ailleurs, les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale voient la recherche prendre de l’ampleur à côté de l’enseignement. La faculté modernisée, telle qu’on la connaît aujourd’hui, se dessine au cours la décennie ’60, dans une grande sensibilité aux bouillonnements qui travaillent nos sociétés. « La sociologie, observe le chercheur, s’est défaite de la philosophie sociale qui l’encadrait. L’option pour une science empirique s’est aussi fait sentir en politologie et en communication » (p. 185). Bien dans l’air du temps, l’aspiration aux réformes prend une tournure effrénée. « La quête d’une « université moderne » suscita de grandes attentes et un énorme enthousiasme, mais fut aussi caractérisée par un manque de mesure et une absolutisation des points de vue personnels » (p. 118).
En 1971, alors que la partie francophone de l’Université est en cours de délocalisation, la faculté des sciences sociales (faculteit der sociale wetenschappen) démarre, séparée de la faculté des sciences économiques et sociales (faculteit der economische en sociale wetenschappen), avec le jeune sociologue Karel Dobbelaere pour doyen. La mise sur pied d’une sous-faculté a préparé dès 1969 ce processus qui singularise Leuven par rapport Louvain-la-Neuve où les sciences économiques, sociales et politiques demeurent intégrées dans une même unité. Selon le professeur Gerard, cette autonomie de la faculté flamande n’est pas pour rien dans le « rôle pionnier » (p. 186) qu’elle a pu jouer par la suite.
Les grandes mutations ultérieures sont bien connues: l’accélération des changements institutionnels comme programmatiques, le souci accaparant des débouchés que trouveront ou non les diplômés sur le marché du travail (fini le temps où on formait une élite de toute manière prédestinée aux hautes fonctions), l’anglicisation toujours plus étendue de l’enseignement et de la recherche (indispensable pour attirer les étudiants étrangers, mais quelle ironie du sort dans l’Alma mater où l’on avait tant aspiré à la néerlandisation intégrale!), sans oublier la féminisation de la communauté étudiante (où le sexe qu’on ne peut plus dire faible est déjà majoritaire) comme du corps professoral (où il le sera d’ici quelques années)…
Plus que d’autres peut-être, les sciences sociales ont été travaillées par une tension entre l’aspiration à la connaissance la plus objective possible et une grande perméabilité aux engagements et aux courants qui traversent le monde environnant. La sécularisation de Louvain – en clair, son éloignement du magistère ecclésial – a donné champ libre à des réorientations idéologiques plutôt qu’à une impossible neutralité. Ainsi que l’exprime notre auteur, « considérer le chercheur actuel en sciences sociales comme un dieu sur l’Olympe serait faire preuve d’arrogance » (p. 186).
A l’origine – les années 1890 pour rappel –, l’école des sciences politiques et sociales est conçue pragmatiquement comme un lieu de formation des cadres de l’Etat, appelés à piloter ou justifier les transformations à venir. La propension à refaire le monde – théoriquement s’entend – n’y est pas encore de mise. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et comme dans l’ensemble du milieu catholique, on y professe le corporatisme, soit la reconnaissance du rôle fondamental des corps intermédiaires tels que la famille et les métiers. A l’exemple des guildes médiévales, l’association des travailleurs et des patrons est prônée en opposition à la lutte des classes propagée par le socialisme. Victor Brants, qui introduit à partir de 1885 en bord de Dyle les séminaires à l’allemande, où les étudiants s’initient à la recherche, agit dans cet esprit au sein de la commission mise en place après la grande grève de 1886 pour améliorer la condition ouvrière.

La doctrine sociale de l’Eglise demeure, bien sûr, une boussole en même temps que s’observe, sur les professeurs néerlandophones, l’influence de mouvements catholiques comme le Boerenbond (Ligue des paysans), particulièrement actifs dans le Nord. On ne forme plus seulement des dirigeants au plus haut niveau mais aussi des cadres pour les organisations sociales et leurs services d’études. Paul Willem Segers, futur secrétaire du Mouvement ouvrier chrétien flamand (Algemeen Christelijk Werkersverbond) et plusieurs fois ministre, mûrit dans ce vivier. « L’école économique de Louvain » inspire la préparation de la dévaluation du franc belge en 1926 et la politique keynésienne de Paul Van Zeeland, Premier ministre de 1935 à 1937. Gaston Eyskens, leader social-chrétien de premier plan après 1945, défend sa thèse de doctorat en sciences politiques et sociales en 1931 et accède dès l’année suivante au rang de professeur d’économie politique à la faculté de droit.
Les interactions au sein du pilier catholique sont toujours aussi manifestes quand est créé en 1960, avec l’appui d’Eyskens devenu chef du gouvernement, l’institut de recherches économiques, sociales et politiques (instituut voor economisch, sociaal en politiek onderzoek), qui entend concurrencer l’institut Solvay de l’Université libre – et laïciste – de Bruxelles. « Ce n’est pas seulement le vœu de nos professeurs, mais aussi du président du Parti social-chrétien et de Messieurs Bekaert et Cool » (présidents respectivement de la Ligue des employeurs chrétiens et de la Confédération des syndicats chrétiens), lit-on dans un projet de lettre du Premier ministre au recteur Van Waeyenbergh (cité p. 103). Nombre d’étudiants de tous pays, en ce compris des prêtres, sont alors attirés par Louvain en tant que centre intellectuel chrétien.

Mais le pilier ne tarde pas à s’effriter. A mesure que s’affirme un certain esprit des Golden Sixties, « l’activité scientifique d’une part et l’inspiration chrétienne et la dépendance de l’Université d’autre part en viennent à se trouver à couteaux tirés » (p. 184). S’y ajoute le grain de sel de la contestation des étudiants. Elle est à son comble quand, en 1974, ceux-ci s’insurgent contre la nomination comme professeur invité en sciences politiques de Won Sul Lee, venu de la « capitaliste » et « fasciste » Corée du Sud. La préférence des jeunes Louvanistes va alors à la Corée du Nord qui « a un régime socialiste et est en bonne marche pour devenir un des pays les plus industrialisés de l’Asie » (cité p. 139)! Depuis lors, les pouvoirs communistes qui ne se sont pas effondrés ont certes perdu beaucoup de leur prestige au sein de nos campus…
Pour le reste, on se gardera bien de ramener l’apport des sciences sociales aux éventuelles connivences de leurs praticiens avec des intérêts politiques, économiques ou culturels extérieurs. Mais s’il est bon que le chercheur ne s’enferme pas dans sa tour d’ivoire, autant savoir que les chemins qu’il emprunte quand il en sort ne sont pas toujours dénués de périls.
P.V.
[1] https://www.kuleuven.be/prodstudinfo/v2/50000050/aant_det_v2.html. A Louvain-la-Neuve, on compte 16.072 étudiants en 2019-2020, mais dans un groupement plus large réunissant toutes les sciences humaines, cfr https://uclouvain.be/fr/decouvrir/chiffres-annuel.html. Au-delà des comparaisons malaisées demeure en tout cas le constat d’une montée exponentielle. [retour]
[2] Een nooit voltooide geschiedenis. 150 jaar sociale wetenschappen in Leuven, Leuven-Amsterdam, Lannoo Campus, 2022, 214 pp. [retour]