Le 28 mai 1940, Henri De Man, président du Parti ouvrier belge (POB, ancien nom des actuels PS et Vooruit), invite dans un manifeste ses militants à accepter le fait de la victoire allemande, convaincu que celle-ci ouvre la voie à une révolution qui instaurera « la souveraineté du Travail » . Parmi les figures que le chef socialiste entraîne dans son sillage émerge notamment celle de Pierre Hubermont, « écrivain prolétarien » auquel le roman Treize hommes dans la mine a, quelques années auparavant, conféré une renommée internationale. Un trio de chercheurs s’est attaché à retracer son itinéraire, singulier et symptomatique à la fois [1].
Né le 25 avril 1903 à Wihéries, village en grande partie agricole à la lisière du Borinage (aujourd’hui section de la commune de Dour), Joseph Jumeau, de son vrai nom, est fils et petit-fils de mineur. Son père a toutefois changé de métier à la suite d’un accident pour devenir cabaretier-boulanger dans le village dont il sera, en outre, bourgmestre sous les couleurs du POB au lendemain de la Grande Guerre. Sa mère, Maria-Bernardine Abrassart, catholique très pratiquante, est « malheureusement, fille tardive de buveur » , écrira Addy Jumeau, sœur de Joseph, dans un opuscule à visée réhabilitatrice imprimé en 1949 (Bon sang ne peut mentir, cité pp. 8-9).

Dès l’âge de 17 ans, l’écrivain en herbe entre comme rédacteur au journal socialiste régional L’Avenir du Borinage. Il s’y estime bientôt méprisé, persécuté même, notamment par la plume la plus littéraire de la gazette, le parlementaire Louis Piérard. L’absorption en 1928 de L’Avenir par Le Peuple, dont le siège se trouve à Bruxelles, permet au jeune Joseph de « monter » à la capitale. A ce moment, il a déjà plus d’un pied dans le monde des lettres. Un premier recueil, intitulé Synthèse poétique d’un rêve, a été publié en 1923, l’année de ses 20 ans, sous le nom d’emprunt de Pierre Hubermont qu’il conservera. On le retrouve par la suite dans plusieurs revues littéraires ancrées à gauche ou à l’extrême gauche, parmi lesquelles Monde, fondée en France par Henri Barbusse. C’est à l’occasion d’un déplacement avec sa société musicale que Jumeau aurait commencé à découvrir Paris et surtout Montparnasse, centre de la vie intellectuelle et artistique dans l’immédiat après-guerre.
Puisant dans ses souvenirs d’enfance, il écrit La terre assassinée, qui paraît en feuilleton en 1928. L’année suivante, il figure avec Francis André, Albert Ayguesparse et quelques autres parmi les signataires du « Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française » . « Le terme prolétarien, y est-il précisé, n’aura pour nous sa haute signification que jusqu’au jour où le prolétariat aura enfin rempli sa mission historique: créer une société où il n’y aura plus ni bourgeoisie ni prolétariat, mais rien que des hommes unis pour la réalisation d’une vie équitable » (cité p. 37).
C’est en 1930 que paraît Treize hommes dans la mine, le plus célèbre des quelque quarante titres d’Hubermont déposés à la Sabam. Il s’agit d’une transposition romanesque de la catastrophe de Courrières (France, Pas-de-Calais) où, en 1906, trois jours après un coup de poussier qui dévasta 110 kilomètres de galeries, les recherches de survivants furent abandonnées et une partie de la mine condamnée pour étouffer l’incendie et préserver le gisement. L’œuvre a des accents résolument zoliens, au point que son adaptation radiophonique américaine prendra l’appellation de Germinal. Le Catéchisme du peuple, rédigé par Alfred Defuisseaux pour appeler à la mobilisation, y apparaît comme un refrain, même si le poète et essayiste Gustave Viseur, dans son Petit essai de psychologie contemporaine (1939), trouvera « une tendance aristocratique dans le style » du récit (cité p. 127).

Avec Marie des pauvres, paru en 1934 et inspiré très librement par la figure de sa mère, Hubermont trouve encore les faveurs du public… mais sa famille apprécie nettement moins! Selon Addy Jumeau, « le mysticisme religieux sous-jacent dans ce livre détermina les critiques de droite à le soutenir, tandis que ceux de gauche le boudaient » (cité p. 87). En fait, la biographie dont je rends ici compte fait état de critiques favorables à gauche aussi. Mais plus largement, comment ne pas être, à l’instar des auteurs, « frappé par la maîtrise de la langue d’écrivains n’ayant pas dépassé le niveau « école moyenne » ! » (p. 81). Tel fut aussi, en effet, le cas pour un Constant Malva ou un Marcel Moreau.
Au plan politique, Pierre Hubermont participe à un ouvrage collectif dénonçant les massacres hitlériens perpétrés au cours de la Nuit des longs couteaux (30 juin 1934). Il reproche au régime national-socialiste « d’avoir traqué, emprisonné, exilé, parfois massacré les meilleurs représentants de la civilisation allemande » (cité p. 225). A la même époque, il feuilletonise dans la revue Cassandre, fondée et dirigée par Paul Colin, venu du progressisme et lui aussi futur collaborateur de l’occupant. Dans Le Peuple des 15-16 décembre 1935, le Wihérisien se risque à la prospective, non sans mérite puisqu’il entrevoit le réveil du monde arabe et s’interroge sur l’avenir du Vieux Continent face aux Etats-Unis, à l’Union soviétique, au Japon et à un empire britannique enclin à faire cavalier seul. Et de poursuivre: « Si d’ici cinquante ans, que dis-je ? d’ici vingt ans, dix ans peut-être, l’Europe n’a pas trouvé le chemin de son unité, elle est perdue » (cité p. 96).
On retrouvera ce thème avec d’autres, dont le régionalisme wallon, l’antimaçonnisme et l’antisémitisme, dans l’activité éditoriale de l’Hubermont rallié à l’Ordre nouveau après la défaite de 1940 et la démobilisation. Les tentatives de De Man – qui reconnaîtra plus tard s’être fourvoyé – pour relancer Le Peuple sous contrôle allemand échouent, mais la plume de l’écrivain journaliste trouve à s’exercer dans deux quotidiens soutenus par la Propaganda-Abteilung: Le Nouveau Journal, dirigé par Paul Colin avec Robert Poulet pour rédacteur en chef, et La Légia qui a repris à Liège les installations et une partie du personnel du journal La Meuse. De la seconde feuille, notre « romancier prolétarien » devient directeur politique en novembre 1941. Il accédera aussi à la présidence de la Communauté culturelle wallonne (CCW), créée et subventionnée par l’ennemi.
Sa prose est évidemment en phase avec les maîtres de l’heure, mais il se défend bien d’avoir fait un grand écart. Dans une série de « Lettres à un jeune ouvrier » publiées par Le Nouveau Journal fin 1940 – début 1941, il déplore notamment que le mouvement des travailleurs a été « mis au service d’intérêts occultes, comme ceux de la franc-maçonnerie et de ses adhérents » (cité p. 157). Dans le mensuel Wallonie, organe de la CCW, il dénonce le « cosmopolitisme d’inspiration juive, qui s’emparait de tout, qui s’infiltrait partout, par la littérature » (cité p. 225). Ailleurs, il montre du doigt le « peuple sans patrie » contre lequel « les peuples européens, conscients de leur appartenance à une patrie, ont pris de justes mesures de défense » (cité p. 176).
A sa décharge, Hubermont fera valoir qu’il est resté à l’écart du rexisme et qu’au moins sur un point, l’histoire lui a donné raison. En avril 1943, l’administration militaire allemande l’a invité, avec d’autres, à une visite des charniers découverts dans la forêt de Katyn où reposent les corps d’officiers assassinés par les Russes, ce que ceux-ci contestent alors. A son retour, sous le titre J’étais à Katyn, témoignage oculaire, le publiciste relate ce qu’il a vu, « sans haine sinon sans horreur » (cité p. 183). En 1990, l’Union soviétique finissante reconnaîtra sa responsabilité dans le massacre, sur ordre de Staline, de plus de 20.000 militaires et cadres civils polonais.
Mais pour sauver la tête de Jumeau, arrêté en 1944, c’est surtout l’irresponsabilité que son avocat va plaider. Devant le conseil de guerre réuni à Liège, où l’intellectuel collaborateur est déféré en octobre 1945 avec tout le personnel de La Légia, sa défense se fonde sur un examen mental, insiste sur ses antécédents familiaux et souligne le contraste entre ses articles avant et pendant la guerre. Condamné à la détention perpétuelle, peine réduite ensuite à seize ans, il est en fin de compte libéré conditionnellement dès 1950.

Est-il par la suite ostracisé ? Oui, à certains égards: son nom est rayé de la liste des prix du Hainaut (obtenu en 1935) et ses nombreux écrits ne trouvent plus d’éditeur. Aux informations fournies par les biographes, j’ajouterai l’absence d’Hubermont – alors que Constant Malva, lui aussi condamné à la Libération, est bien présent – dans l’anthologie A la gloire du mineur que publie à la fin des années ’50 Achille Delattre, homme politique socialiste et plusieurs fois ministre [2].
Et cependant, quatre ans après la mort de l’auteur en 1989, la prestigieuse collection Espace Nord réédite Treize hommes dans la mine. Et plus surprenant, après la grève générale de 1960-1961, il a réussi à écrire quelque temps, sous le pseudonyme de René Lapierre, des chroniques dans Combat, l’hebdomadaire du Mouvement populaire wallon fondé et dirigé par le syndicaliste André Renard, admirateur de l’autogestion à la yougoslave. Il en est qui savent se recycler!
P.V.
[1] Daniel CHARNEUX, Claude DURAY & Léon FOURMANOIT, Pierre Hubermont (1903-1989), écrivain prolétarien, de l’ascension à la chute, (Bruxelles), Monde-Edition-Ouverture, 2021, 232 pp. Daniel Charneux est romancier. Claude Duray et Léon Fourmanoit ont consacré différents ouvrages à l’histoire contemporaine du Borinage. Le dernier cité a rencontré Hubermont à la fin de sa vie. [retour]
[2] Cuesmes, Impricoop, 1958. [retour]
C’est bien raconté. Je relis toutefois à l’envers pour ne rien manquer. Peut-on qualifier cet écrivain et Degrelle comme deux idéalistes qui se sont fourvoyé dans contexte difficile de guerre? Vos articles me passionnent et depuis votre dernière réponse à on commentaire, je suis davantage fier de notre pays.
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Merci encore pour votre intérêt. Idéalisme ? Oui, sans doute, pour Hubermont. Dans le cas de Degrelle, il s’accompagnait d’une forte dose de fanfaronnade!
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