Chercheur, écrivain et présentateur de télévision, formé à l’Université d’Amsterdam où le grade de docteur lui a été conféré en 1995, René van Stipriaan cartonne avec sa monumentale biographie de Guillaume le Taciturne [1]. L’ouvrage a reçu le Prix néerlandais Libris Histoire 2022. Pour le jury, il constitue « la référence des trente prochaines années sur le père de la patrie » . Père d’une partie, certes, mais bien malgré lui…
Car c’est d’abord au service de Charles Quint que s’est illustré le jeune officier né au château de Dilleburg (Hesse actuelle) en 1533, héritier de dizaines de comtés, baronnies et seigneuries de toutes superficies dans les grands Pays-Bas d’alors ainsi qu’en Bourgogne et dans le comtat Venaissin (principauté d’Orange). L’important commandement aux frontières sud qu’il reçoit dès 1552, dans le contexte du conflit récurrent avec la France, dit assez la confiance dont il jouit à la cour. Au jour de l’abdication, dans la grande salle du palais du Coudenberg à Bruxelles, c’est sur son épaule que reposera la main de l’Empereur fatigué. Son héritier Philippe II veillera tout autant à s’attacher ce sujet prometteur en le nommant stadhouder (gouverneur) de Hollande, de Zélande et d’Utrecht.

Dans le cadre de ses responsabilités, qui pèsent lourd sur sa fortune personnelle, Guillaume de Nassau est notamment chargé de superviser, au cœur de l’Entre-Sambre-et-Meuse, la construction de Philippeville – dont le nom n’est pas fortuit – en 1555. La décision répond à la prise par les Français de la forteresse de Mariembourg à peine construite, en terres liégeoises, l’année précédente. Le souverain de l’empire « sur lequel le soleil ne se couche pas » a donné carte blanche au commandant en chef de l’armée de la Meuse, à la seule condition « que ce fort ne fût moindre que Mariebourg » .
Dès l’introduction de son livre, René van Stipriaan emmène son lecteur à Philippeville où il s’étonne que « rien ne rappelle l’homme qui a fondé cette ville » : ni statue, ni parc, ni école, ni rue… (p. 5/951) [2]. C’est bien chez nous que Guillaume est entré dans l’histoire, mais c’est dans un camp devenu adverse que sa destinée le rendra emblématique.
Avec le fils de Charles Quint d’abord, le courant passe en fin de compte beaucoup moins bien qu’avec le père retiré en Estrémadure. « Incompatibilité d’humeur » , écrit l’historien (en français dans le texte) (p. 7/951). Il en va de même pour une grande partie des élites du plat pays, même si ce facteur ne peut à lui seul expliquer l’ampleur de la révolte des Pays-Bas, « un sujet historique presque insaisissable » (p. 12/951). Des atteintes du Roi aux libertés des provinces à la Furia española qui fait plusieurs milliers de victimes à Anvers (1576), l’aversion envers la Couronne ibérique gagne alors toutes les strates de la société, catholiques comme réformées. « Mais dès qu’il était question de religion, les oppositions venaient immédiatement à la surface » (p. 468/951). Il faudra un don Juan d’Autriche, vainqueur des Turcs à Lépante, figure prestigieuse et autrement engageante que l’implacable duc d’Albe, pour renverser quelque peu la vapeur. Mais pas chez les calvinistes.
La scission des Dix-Sept Provinces n’est pourtant nullement inscrite à l’agenda au début du soulèvement. Les Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) ne naîtront pas d’un particularisme propre au Nord, mais de l’impossibilité pour les tenants d’une confession de contrôler durablement l’ensemble. Symptomatiques à cet égard sont, entre autres, les discussions secrètes nouées entre le roi de France Charles IX, sa mère Catherine de Médicis et Louis de Nassau, frère du Taciturne, en 1571. Le scénario envisagé ? Rien moins qu’un partage des possessions inféodées espagnoles entre puissances limitrophes. Les détails en sont connus par une lettre de l’ambassadeur de la Reine d’Angleterre à Paris Francis Walsingham: des détails, écrit notre auteur, « à faire frémir ceux qui veulent voir dans la révolte une guerre pour l’indépendance néerlandaise » (p. 349/951). A la France, les comtés d’Artois et de Flandre. A l’Empire allemand, avec le prince d’Orange pour souverain, le Brabant, le Luxembourg et la Gueldre. A l’Angleterre, la Zélande et la Hollande…
« Orange ne pouvait pas ne pas tenir attentivement à l’œil le théâtre des forces internationales » (p. 403/951), sans nul doute, et la perception par la France de la présence hispanique à ses frontières nord comme une menace explique le soin mis à entretenir les contacts avec la sédition. En 1573, les représentants du Taciturne envoyés auprès de Charles IX sont chargés de négocier son soutien pour combattre le duc d’Albe aussi bien par une entrée directe en guerre que par des moyens sonnants et trébuchants. En retour, le Roi serait proclamé légalement protecteur et défenseur de la Hollande, de la Zélande et des territoires encore à conquérir, « ce qui équivalait au transfert de la souveraineté à la Couronne française » (p. 405/951). Le processus sera enrayé par l’opposition des conseillers de Charles, sans pour autant qu’il soit mis fin à l’appui financier de celui qui, quelques mois auparavant – ironie de l’histoire! – a revendiqué la responsabilité du massacre de protestants à la Saint-Barthélemy (1572).

Tant qu’il joue la carte française, Guillaume peut même envisager sans état d’âme qu’Henri, duc d’Anjou, frère de Charles IX et bon catholique, règne un jour sur nos contrées. A l’indépendance des provinces septentrionales sous la direction de l’oligarchie commerçante, il finit par se résigner, contraint par les circonstances, après y avoir été opposé. « Quand plus aucune des grandes puissances ne voulait mordre à l’hameçon… » (pp. 695-696/951).
Les considérations politiques dictent de même, bien plus que des motifs religieux, l’adhésion au calvinisme d’un prince né de parents luthériens et longtemps fidèle partisan des Habsbourg « papistes » . Son choix est ici décrit comme « un atout qui, à la table de poker de la politique européenne, pouvait avoir un poids stratégique énorme » (p. 278/951). Une telle souplesse convictionnelle, pour ne pas parler d’indifférence, a de quoi étonner en ce temps où le soin de l’âme est affaire très sérieuse. Elle ne manque pas d’inquiéter la mère de Guillaume, la comtesse Julienne de Stolberg-Wernigerode, surtout quand elle le voit se rapprocher de nouveau des catholiques (pacification de Gand, 1576). Dans une de ses dernières lettres, elle le sermonne en lui rappelant « qu’il vaut mieux perdre la vie terrestre que la vie éternelle » (cité pp. 570-571/951). René van Stipriaan suggère un rapprochement entre l’hybridité personnelle du stadhouder et la « teneur œcuménique » , dirait-on de nos jours, du Wilhelmus, l’hymne néerlandais attesté dès 1574, qui paraît s’adresser à tout chrétien, sans les expressions hostiles à la catholicité dont regorgent les chants des gueux (révoltés) d’alors (p. 361/951).
Au total, la clairvoyance, l’habileté et la chance ont sans doute joué un grand rôle dans le destin du Taciturne, en même temps qu’une aptitude rare à changer de rôle, d’objectif, voire de personnage, et aussi, à maintes étapes de sa vie, à se révéler virtuose du double jeu. Faire la part de l’opportunisme et de la sincérité dans ses décisions s’avère souvent tâche insurmontable. Il fut bien un homme des temps modernes en ce qu’il savait, ou croyait savoir, « comment la vérité pouvait être adaptée » (p. 10/951). Avec ou sans un grand « v » …
P.V.
[1] De Zwijger. Het leven van Willem van Oranje, Amsterdam-Antwerpen, Querido facto, 2021, 944 pp. [retour]
[2] Je cite d’après l’édition numérique de l’ouvrage. [retour]