Pilleurs de troncs, gibier de potence

Pris en flagrant délit dans une église de Dinant aujourd’hui disparue, trois « étrangers » vivant de rapines de ville en ville ont payé de leur vie leur vol considéré comme un sacrilège. L’instruction judiciaire a mis en lumière leur vaine recherche d’un métier stable, suivie de leur errance de hors-la-loi sans frontières (1698)

   Dans le fonds de l’échevinage de Dinant, déposé aux Archives de l’État à Namur, sont contenues les pièces du procès de trois pilleurs de troncs pris en flagrant délit dans la « bonne ville » alors liégeoise, à la fin du XVIIe siècle. De ces archives, Pascal Saint-Amand, animateur à la maison du Patrimoine médiéval mosan, a tiré les riches enseignements, tant sur le fonctionnement de l’appareil judiciaire que sur le profil social des aigrefins du temps [1].

  Le soir du vendredi 11 juillet 1698, trois hommes accompagnés d’une femme arrivent dans la cité de saint Perpète par la barque de Namur. Ils s’installent à l’auberge du Mouton blanc, rue Neuve. Dès le lendemain, ils s’intéressent aux lieux de culte locaux… et surtout à ce qu’ils peuvent renfermer. Le dimanche 13 au matin, le trio opère à l’intérieur de l’église Saint-Menge, aujourd’hui disparue, retirant des pièces de monnaie de leur tronc au moyen d’une baleine enduite de colle, peut-être aussi d’un morceau de plomb aplati, également enduit et accroché à une cordelette. Malheureusement pour les malandrins, ils sont découverts en cours de larcin par François Lavacherie, un garçon de 12 ans environ, et doivent dès lors prendre la fuite. La population se montre des plus réactives. Entendant les cris « Au voleur! » , « Arrêtez! » , plusieurs hommes du quartier se lancent à la poursuite des détrousseurs, bientôt rattrapés et emmenés chez le curé de la paroisse.

L’église Saint-Menge, aujourd’hui disparue, dans un panorama de Dinant au XVIIe siècle réalisé ultérieurement. (Source: huile sur toile attribuable à Hubert Hallaux (1799-1857), coll. Ville de Dinant, dans n. 1, p. 6)

   Dans les poches des fuyards, on trouve « une quantité de doubles et liards dont la pluspart sont chargez de gluz » . La présence de la même matière visqueuse est constatée sur la fente d’un tronc. La baleine jetée dans un soupirail pendant la débandade est retrouvée. Les « étrangers » sont conduits dans les prisons de la ville sur ordre de l’officier mayeur.

Un exemple de liard liégeois (cuivre, 1721). (Source: musée Curtius, Liège, dans « Le siècle de Louis XIV au pays de Liège (1580-1723). Exposition » , Liège, musée de l’Art wallon, 1975, p. 156 & pl. XLVII)

   L’enquête générale, ouverte par l’officier de justice François-Robert Tabolet, ne traîne pas. La journée du lundi 14 juillet est consacrée à l’audition des inculpés en présence du seigneur de Wanhecq, commandant du château de Dinant. Les témoins sont entendus les 17 et 18, les accusés réentendus les jours suivants. Niant d’abord, ceux-ci finissent par avouer au moins partiellement, après avoir été confrontés aux preuves matérielles ainsi qu’à leurs propres contradictions et changements de versions. En raison non de l’importance des sommes dérobées mais de la gravité du crime, considéré comme un sacrilège, ils risquent la peine de mort.

   Le compte-rendu des interrogatoires permet de reconstituer des itinéraires typiques de hors-la-loi par manque de gagne-pain, dont la grande mobilité ignore les frontières politiques. Les juges ont toutefois fort à faire pour démêler le vrai du faux. L’un des détenus avouera qu’ils se sont concertés sur les réponses à fournir, aidés en cela par la promiscuité régnant alors dans les infrastructures pénitentiaires. Ainsi ont-ils sans doute menti en affirmant s’être rencontrés fortuitement au cours de leurs pérégrinations, histoire de ne pas être considérés comme une bande organisée.

   Originaire de Condé-sur-l’Escaut (nom actuel), commune située sur la route de Valenciennes à Ronse, Christian Bruno, dit « le balafré » , est âgé de 26 ans. Pâtissier à Amsterdam, il aurait quitté la ville parce qu’il ne pouvait plus exercer son métier en raison de blessures reçues au bras et au visage au cours d’une rixe. Peter Aerts, dit « le Flamand » , est natif de Gand. Tailleur, il a aussi travaillé à Amsterdam au service d’un marchand de vin, avant d’être enrôlé comme matelot dans la marine hollandaise. Après un séjour en Espagne, il est allé vivre à Rotterdam et comptait se rendre en France pour se perfectionner dans sa profession et en langue française. Léonard Busselin, « le François » , est parisien et travaille avec ses parents blanchisseurs. Il a été, explique-t-il, engagé dans les régiments de Normandie puis d’Orléans pendant quatre ans. Il serait entré ensuite au service des Hollandais. Judith Bourbonois, enfin, a 29 ans et a vu le jour à Maastricht. Se présentant d’abord comme l’épouse de Busselin, elle admettra plus tard vivre avec lui sans être mariée, en avoir eu trois enfants dont un seul a survécu, et le suivre parce qu’il lui a promis de convoler en justes noces. Pour assurer sa subsistance, le couple fait profession de quelques jeux de hasard.

   De l’instruction ressort que ces grands voyageurs, qui ont aussi pris les chemins de Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne…, n’en sont pas à leurs premiers chapardages. Ainsi ne peuvent-ils longtemps cacher qu’une pièce d’étoffe de 15 à 16 aunes (mètres), que Judith Bourbonois a vendue à un marchand dès leur arrivée à Dinant, a été volée à Namur dans la boutique d’un drapier.

   Dinant est alors une ville principautaire mais elle possède la plénitude de la juridiction, privilège qui implique que sa cour n’est pas tenue, comme d’autres, de faire valider ses décisions par les échevins de la cour liégeoise (procédure dite « de rencharge » ). Elle le fait néanmoins parfois et c’est le cas pour la présente affaire. Dans leur réponse, le 20 juillet, les magistrats de la Cité ardente invitent les juges dinantais à relire à Christian Bruno, Peter Aerts et Léonard Busselin leurs confessions respectives. Au terme de cette relecture, s’ils persistent dans leurs déclarations, ils seront condamnés à la peine capitale par pendaison.

Esquisse du tableau de Dinant du peintre et dessinateur Adam Frans Van der Meulen (1675). (Source: pierre noire sur plusieurs morceaux, Mobilier national, Paris, inv. n° 80, dans Jean-Pierre Rorive, « La guerre de siège sous Louis XIV en Europe et à Huy » , Bruxelles, Racine, 1998, p. 66)

   La séance a lieu le 30. Comme « le balafré » et « le Flamand » y livrent des éléments de nature à préciser quelque peu les faits déjà consignés, une nouvelle transmission en rencharge est enclenchée, mais elle ne changera rien. Et il n’y a pas d’appel de la sentence. Les dernières déclarations des anciens camarades apparaîtront surtout comme des tentatives désespérées de modifier la répartition des responsabilités entre eux. Ainsi Bruno chargera-t-il Busselin en signalant qu’il connaît bien la ville (et ses églises…) pour y être venu en garnison pendant l’occupation française. La cité mosane a été, de fait, prise en 1675 par les armées de Louis XIV, dans le contexte de la guerre qui l’opposait aux Provinces-Unies, puis à une coalition de puissances européennes. Cette situation a perduré jusqu’au traité de paix de Ryswick signé en septembre 1697, moins d’un an avant l’épisode des pilleurs de troncs.

   Le 19 août 1698, Christian Bruno est conduit sur les hauteurs de la rive gauche de la Meuse où il a rendez-vous avec le gibet. Peter Aerts et Léonard Busselin le suivent le 26 août, sans qu’on sache pourquoi leur exécution a été différée.

   Quant à Judith Bourbonois, dont l’ultime audition a lieu le 27 août, elle a toujours clamé son innocence, arguant qu’elle avait réalisé à Dinant seulement les manigances douteuses des hommes avec qui elle voyageait. Elle aurait dit à son compagnon: « Je ne trouve rien de bon dans ces hommes la, j’aime mieux que nous les quittions et allions mandier notre pain que de continuer notre chemin avec eux » . Après un nouveau crochet par les échevins liégeois, la cour dinantaise, faute d’éléments neufs à charge, décide  le 10 septembre de libérer la jeune femme. Il semble qu’elle ait aussi autorisé, la veille de la mort de Busselin, son mariage avec celui dont elle est de nouveau enceinte ( « pour le fruit qu’elle porte dans son ventre » ). Par contre, elle devra s’acquitter des frais du procès.

   Ce récit de vol d’offrandes à l’aide de colle aurait pu être contemporain. « 319 ans plus tard, indique Pascal Saint-Amand, c’est toujours suivant la même technique qu’un tronc de la collégiale de Dinant a été vidé d’une partie de son contenu » ! La différence, bien sûr, est que Thémis ne frappe plus aussi lourdement les auteurs de pareils faits. Ils demeurent même bien souvent impunis. Aux temps modernes, dans nos régions et ailleurs, le vagabondage est la cible d’une répression des plus sévères, a fortiori quand il s’accompagne de banditisme. Le châtiment doit être appliqué « a l’exemple d’autre » , selon l’expression en cours: c’est ce qui justifie alors ce que son caractère peut avoir d’excessif pour nous… et bientôt aussi pour l’époque. A partir du milieu du XVIIIe siècle, les bourreaux n’auront plus beaucoup de travail sous nos cieux, au point qu’on pourra presque parler pour l’espace belge d’un abolitionnisme de fait [2].

P.V.

[1] « Une bande de pilleurs de troncs d’églises arrêtée et jugée à Dinant en 1698 » , dans les Cahiers de Sambre et Meuse, 2023-1, pp. 2-35. http://www.sambreetmeuse.be/les%20cahiers.htm, Les Tiennes 47, 5100 Wierde (Namur). [retour]

[2] Sur ce sujet, on peut se reporter notamment à Louis d’ARRAS d’HAUDRECY, Michel DORBAN & Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT, La criminalité en Wallonie sous l’Ancien Régime. Trois essais, Louvain-Leiden, Bibliothèque de l’Université (coll. « Travaux de la faculté de philosophie et lettres de l’Université catholique de Louvain » , 17; « Section d’histoire » , 2) – E.J. Brill, 1976. [retour]

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