Si, dans l’Ancien Régime, les villes trouvaient aisément leurs historiens, il n’en alla pas de même pour les villages. Le manque d’archives explique sans doute en bonne partie cette carence. D’aucuns y ont ajouté l’absence de privilèges (ou franchises) dans le monde rural. A tort: il en a été relevé un bon nombre dans nos campagnes. Les seigneurs avaient besoin d’habitants pour faire fructifier leurs terres et on n’attire pas les mouches avec du vinaigre. Mais prégnante a été et demeure l’idée selon laquelle le milieu urbain aurait été le vecteur par excellence du « progrès » .
Tout autre est l’étendue de l’intérêt porté sur le passé à partir du XIXe siècle. L’histoire locale connaît alors un essor dont profitent les communes même les plus modestes. Cette vogue, ses caractéristiques et ses causes ont fait l’objet des contributions de Jean-Marie Cauchies (Université Saint-Louis Bruxelles et Académie royale de Belgique) et Philippe Desmette (Université Saint-Louis Bruxelles) à un colloque consacré à l’historiographie du Hainaut, du comté à la province [1].
Sont envisagées ici les monographies contenant « la reconstitution globale et cohérente du passé d’un espace géographique particulièrement restreint » . Leur abondance, à coup sûr, n’est pas étrangère à l’attachement des Belges à leur environnement immédiat. Tous les sondages d’opinion portant sur le rapport des citoyens aux différents niveaux de pouvoir montrent que c’est l’ancrage primaire, l’identité locale, qui importe en premier lieu. Ainsi, observe le professeur Cauchies, « l’ « amour » du sol natal, l’ « affection » pour le terroir sont volontiers sollicités pour justifier l’entreprise d’écriture » . Gino Gariup, fils d’immigrés italiens, est explicite sur ce point dans le volumineux ouvrage qu’il consacre à Bray (1991) – aujourd’hui une section de Binche – où, écrit-il, « j’ai eu la chance de naître et d’accrocher mes racines » . Dès 1867, Alexandre-Guillaume Chotin, dans ses Etudes étymologiques et archéologiques du Hainaut, fait le constat de la faveur dont bénéficie la dimension du « petit pays » dédaignée naguère: « Aujourd’hui, chacun tient à son village, et c’est de son village qu’il veut entendre parler » . Le même chercheur a par ailleurs signé une des premières monographies urbaines à retenir pour le XIXe siècle, l’Histoire de Tournai et du Tournaisis, publiée en 1840.
Sans surprise, dans les villes comme dans les villages, on relève parmi les auteurs une forte proportion d’instituteurs, de curés, de mandataires et autres notables locaux. « Manifestement, note Philippe Desmette, prennent la plume des personnes au statut social affirmé et qui ont bénéficié d’une instruction poussée » . Sur ce vivier opère aussi l’impulsion exercée par la Société des sciences, des arts et des lettres du Hainaut (à partir des années 1860) ainsi que par une kyrielle de sociétés savantes locales dont le développement fut nettement moindre dans la partie aujourd’hui française du Hainaut.

Quant à la qualité, le pire côtoie forcément le meilleur, un peu comme dans Wikipedia en notre temps (encore que dans ce dernier cas, on ne connaisse même pas les auteurs). A la première catégorie appartient sans nul doute la démonstration par un Tespesius Dubiecki (1847) qu’Ath tire son nom d’un peuple slave, les Aths, et fut donc la capitale des Aduatiques… Plus généralement, le lecteur contemporain déplorera une grande dépendance à l’égard des sources, fréquemment exploitées sans aucun recul critique, des additions de notices sur des microsujets sans articulation entre eux, donc sans vue d’ensemble de l’histoire, ainsi qu’une certaine frilosité à aborder les décennies récentes, dans le contexte villageois surtout. Le Bailièvre (Chimay) de l’abbé Louis Dardenne (1926), par exemple, aligne l’agriculture, l’artisanat, le magistrat (l’autorité communale), l’église, pour verser ensuite tout le reste en vrac dans un chapitre intitulé « les annales » et présentant « les faits qui troublèrent la monotonie de notre village » . De même voit-on défiler les chemins, le charbon, les industries, l’étymologie, l’héraldique, les moulins… dans les deux volumes où Georges Mulpas traite d’Elouges (Dour) dont il fut bourgmestre (1968).
Le difficile équilibre entre l’histoire locale et l’histoire générale constitue une autre pierre d’achoppement des plus récurrentes. Au XIXe siècle surtout, relève Jean-Marie Cauchies, « des « histoires de villages » abondent en détails ressassés et parfaitement inutiles en l’occurrence sur la conquête romaine, les croisades ou l’épopée napoléonienne… A l’inverse, il est des ouvrages dans lesquels, par souci de sobriété, par défaut de curiosité ou par ignorance, aucune signification plus large, justifiée par un contexte, n’est proposée pour l’éclairage de petits événements, de termes, d’usages locaux » .
La seconde moitié du XXe siècle voit paraître davantage d’études plus solides où s’investit le monde universitaire. La très récente Histoire de la ville de Binche (2019) a ainsi associé « à parts sensiblement égales, des historiens de métier et des amateurs d’histoire » . Sortent aussi du lot le Chapelle-lez-Herlaimont de Roger Darquenne (1981), les quatre volumes mis en chantier par Willy Delhaye sur les villages de l’entité de Frasnes-lez-Anvaing (1992-2008) ou dans une moindre mesure – car moins professionnel et sans structuration dans un plan d’ensemble – le travail collectif consacré à Estinnes (1991). Les ouvrages plus anciens ne sont pas pour autant toujours à négliger, loin de là. Certains ont même acquis la valeur de source en citant, parfois in extenso, des archives disparues depuis, notamment au cours des guerres mondiales. C’est notamment le cas pour le Soignies de Théophile Lejeune (1870) ou l’Herchies (Jurbise) de Charles Leblois (paru tardivement en 1975).

Dans certaines productions plus que centenaires, le contexte politique du temps, marqué par les luttes sans merci entre catholiques et anticléricaux, ne manque pas d’affleurer. Certains auteurs s’avèrent en effet prompts à servir la cause qui leur est chère, quitte pour cela à digresser bien au-delà de leur sujet. « Le divin Rédempteur, notre modèle et notre maître, ne nous a-t-il pas appris par ses exemples à aimer notre patrie ? » demande ainsi un abbé Alphonse-Marie Coulon en racontant Mouscron (1890-1891), alors qu’un Célestin-Joseph Bertrand, à Ath (1906), se réjouit de pouvoir affirmer que « c’en est fait du droit divin et du droit coutumier: les chefs d’Etat ne relèveront plus de Dieu, mais de la nation » .
Où les partisans de Beernaert et ceux de Frère-Orban se rejoignent, c’est dans le souci, comme mentionné d’emblée, de préserver un certain particularisme, qu’on a parfois appelé « l’esprit de clocher » . A la suite des fusions de communes (1977), ce souci s’est concrétisé tantôt dans la défense de l’identité du patelin face à ceux auxquels il a été amalgamé, tantôt, au contraire, dans la mise en évidence les liens étroits noués dès avant les regroupements opérés sous la houlette du ministre Joseph Michel. S’il n’est pas douteux pour Willy Delhaye que les sections de Frasnes-lez-Anvaing formaient déjà un « pays » cohérent bien avant de se rejoindre dans une même structure administrative, la réédition avec compléments d’une histoire de Deux-Acren par son bourgmestre Marcel Collart (1976) est accompagnée d’un réquisitoire en règle contre la fusion à venir avec Lessines.

« Sauver le passé d’un petit terroir qui meurt lentement » : ainsi l’abbé Henri Temperman justifie-t-il sa démarche à Hoves et Graty (Silly, 1962-1975). Il ne s’agit même rien moins, pour l’abbé Alexandre Pasture, préfacier du Rameignies (Belœil) de l’abbé Joseph Gorlia (1933), que de « faire œuvre patriotique » . Si le XIXe siècle a été qualifié, non sans raisons, de « siècle des nationalités » , il fut aussi, à bien des égards, celui des localités. Et sous cet angle, nous n’avons pas cessé d’en être les héritiers.
P.V.
[1] Philippe DESMETTE, « Les monographies urbaines » & Jean-Marie CAUCHIES, « Par monts et par vaux: les monographies communales aux XIXe et XXe siècles. Les villages » , dans Historiens et chroniqueurs du Hainaut du Moyen Age à nos jours, t. 1: Bilans historiographiques, dir. Philippe Desmette, Bruxelles-Hautrage (Saint-Ghislain), Archives générales du Royaume et Archives de l’Etat dans les provinces (« Studia » , 174) – Hannonia (« Analectes d’histoire du Hainaut » , XIX), 2023, pp. 191-213. Le second tome est un répertoire de quelque 150 auteurs et œuvres qui ont traité du Hainaut ((« Studia » , 175 – « Analectes… » , XX, 200 pp.). [retour]