Amener les pauvres en errance à travailler la terre et couvrir ainsi les frais du gîte, du couvert et des vêtements qui leur sont fournis: tel fut, au temps du Royaume-Uni des Pays-Bas (1815-1830), le projet du général Johannes Van den Bosch, fondateur de la Société de bienfaisance et futur gouverneur général des Indes néerlandaises. Inspiré par l’idéalisme des Lumières, il entreprit la fondation de sept colonies agricoles, dont deux en province d’Anvers, à Merksplas et à Wortel (aujourd’hui une section de Hoogstraten). Ken Lambeets, rédacteur à Vox, magazine de l’Université Radboud de Nimègue, et Michiel Leen, journaliste, ont revisité ces lieux témoins d’un passé largement oublié [1].
« Peu après l’établissement des premières colonies dans la Drenthe, notent les auteurs, Van den Bosch commence à songer à la création de colonies en Belgique. Transporter tous les sans-le-sou de Belgique vers la Drenthe aurait été par trop compliqué. En outre, il pourrait y avoir trop de différences dans le caractère national (volksaard) des Belges et des Néerlandais, pressent-il » . Merksplas et Wortel accueillent ainsi leurs premiers pensionnaires à partir de 1822. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres… Outre que la réhabilitation par le travail au grand air est aussi un moyen moins avouable d’éloigner les indésirables de la ville, le sol campinois se révèle rapidement insuffisant à nourrir les nouveaux habitants.

Du coup, quand notre pays proclame son indépendance en 1830, les colonies sont délabrées. En 1842, leur dissolution est prononcée. Le jeune Etat a renoué dans un premier temps avec le modèle médiéval de mise des vagabonds sous la responsabilité des communes. Vers 1860 toutefois, un retour au système colonial s’opère. Une nouvelle loi est adoptée et en 1870, le gouvernement acquiert les domaines délaissés pour les restituer à la bienfaisance publique [2], fonction qu’ils conserveront avec des fortunes diverses jusqu’au début des années 1990. Sous la conduite de l’architecte Victor Besme, de nouvelles constructions voient alors le jour. Il ne reste presque rien de celles de l’époque hollandaise.
Avec l’importance des récidives, ce sont les nouvelles problématiques prédominantes à partir des années 1970 – les drogues dures, les réfugiés… – et les critiques en provenance des milieux européens qui ont finalement raison des pratiques de détention des pauvres diables. En 1993, le délit de vagabondage et de mendicité est aboli. Les sans-abri relèvent désormais du Centre public d’action sociale (CPAS). Pendant la phase transitoire, les derniers colons sont libres de partir ou de rester. Au moment où le présent article a été écrit, il restait deux ou trois « anciens » à Wortel.

En visitant les vastes sites que peuplèrent naguère les miséreux, Ken Lambeets et Michiel Leen ont pu constater la grande diversité des usages, notamment touristiques, qui en sont faits aujourd’hui. Un itinéraire cyclable de 57 kilomètres, appelé la Route des vagabonds (Landlopersroute), passe notamment par Merksplas où le duo a trouvé, le lundi de Pâque, un marché aux puces annuels qui réunit des centaines d’exposants. Les visiteurs peuvent néanmoins trouver au centre d’accueil des informations sur l’origine de cet endroit, étrange pour la plupart d’entre eux, et tout n’y est pas sans lien avec le passé. Sur ses 600 hectares, on découvre en effet une prison, un refuge pour illégaux, un musée consacré à la privation de liberté, un jardin botanique et aussi le vieux cimetière sans noms sur les tombes (seulement des numéros). A Wortel, le terrain est traversé par de longues allées et jalonné de petites fermes. La même multifonctionnalité se retrouve dans les domaines néerlandais qui furent pionniers (Veenhuizen, Frederiksoord, Wilhelminaoord).
Mais quel plan B, de nos jours, pour les cas désespérés de l’indigence, ceux qui sont passés à travers les mailles du filet social ? Selon un dénombrement de la Fondation Roi Baudouin, quelque 16.000 Belges étaient sans logis en 2023. Parmi les patients soignés en psychiatrie, un sur cinq n’a pas de domicile fixe. Les différentes formes de prise en charge des clochards pour les amener progressivement à recevoir une habitation et s’extraire des marges de la société n’ont plus bonne presse. Le logement est considéré par beaucoup comme le principal problème, si pas le seul, et c’est par lui qu’il convient de commencer (housing first), avec un soutien temporaire ensuite si nécessaire.
D’autres, au contraire, paraissent plus proches des conceptions de Van den Bosch, à ceci près que ses colonies seraient remplacées par des institutions spécialisées, où il serait impératif de séjourner pour apprendre à (ré)acquérir un mode de vie digne. Le bourgmestre d’Anvers et actuel formateur du gouvernement fédéral Bart de Wever a plaidé en ce sens.
La grande misère reste toutefois chez nous, et heureusement, un fait minoritaire. Mais trop peut-être pour figurer au premier rang dans les programmes des partis et les préoccupations des syndicats [3]…
P.V.

[1] « Armoede in de spiegel van het verleden: een tocht langs de voormalige landloperkolonies » , dans De Lage Landen, n° 2, 2e trim. 2024, 3904 mots. https://www.de-lage-landen.com/, Murissonstraat 260, 8930 Rekkem. [retour]
[2] Non sans que demeure la propension à assimiler aux vagabonds toutes sortes de fauteurs de trouble locaux, comme le montre une étude dont j’ai rendu compte précédemment ( « De l’indésirable au vagabond, il n’y avait qu’un pas… » , 18 mars 2017). [retour]
[3] Pour une approche globale, on peut se reporter notamment à l’ouvrage de l’écrivain Toon HORSTEN, Landlopers, Antwerpen, Standaard Uitgeverij, 2017, et à celui de José CUBERO (Institut universitaire de technologie, Tarbes), Histoire du vagabondage du Moyen Age à nos jours, Paris, Imago, 1998. [retour]