De l’indésirable au vagabond, il n’y avait qu’un pas…

Selon les archives des Colonies de bienfaisance de l’Etat, le concept de vagabondage était des plus flexibles, pouvant s’appliquer à des individus sédentaires mais jugés perturbateurs. Certains internés, en quête d’un refuge à tout prix, étaient eux-mêmes demandeurs (1870-1930)

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L’entrée principale de la Colonie de Merksplas au début du XXè siècle et aujourd’hui. (Sources: carte postale, collection privée Rik Vercammen, n. 1, p. 57; Gevangenismuseum Merksplas, http://www.gevangenismuseum.be/)

   Les moines mendiants qui sillonnèrent les routes d’Europe au XIIIè siècle n’auraient pas joui de la même liberté dans les Etats modernes! Fruit atténué d’une stigmatisation et d’une répression croissantes à partir du XVIè siècle – et dont le Code Napoléon avait largement hérité –, la loi belge de 1866 envoyait, sans coup férir, les sans domicile et sans subsistance ayant fait l’objet d’une condamnation dans des Colonies de bienfaisance de l’Etat. Le complexe de Merksplas, qu’on peut visiter aujourd’hui, fut l’une d’elles. La durée minimum du séjour, portée à deux ans en 1891, permit d’avoir moins de sujets à poursuivre mais fit gonfler le nombre des colons du royaume jusqu’à plus de 5000. Le durcissement des peines frappa surtout ceux qui étaient censés avoir choisi librement leur état marginal.

   En pratique, par surcroît, le champ d’application des dispositifs légaux s’est révélé beaucoup plus large et le concept de « vagabondage » des plus élastiques… au point de pouvoir être appliqué à des hommes qui menaient une vie parfaitement sédentaire. Rik Vercammen et Anne Winter (Vrije Universiteit Brussel) ont mis le processus en lumière à travers l’étude quantitative d’un échantillon de 851 dossiers individuels (sur plus de 42.000), couvrant pour l’essentiel la période 1870-1914 [1]. Conservées aux Archives de l’Etat à Beveren-Waas, ces sources proviennent des colonies de Hoogstraten, Merksplas, Rekem et Wortel. Et à leur lecture, le délit de vagabondage apparaît « défini tellement vaguement qu’il fut utilisé de manières très différentes, constatent les chercheurs, de la criminalisation de formes déterminées de mobilité jusqu’à la mise au pas de « fauteurs de troubles » locaux » . Bref, une sorte de « passe-partout » … On pourra sur ce point compléter le propos en citant le glissement de sens explicite dont témoigne l’interpellation des gendarmes dans Je chante de Charles Trenet (1937): « C’est vous le chanteur, le vagabond ?  » 

   Les 851 hommes dont il est question (les cas féminins, minoritaires, n’étant pas retenus ici) totalisent 4499 procès, soit une moyenne de 5,3 par personne. Ce taux de récidive moyen cache cependant de grands écarts. Dans 42 % des cas, il n’y a eu qu’un seul jugement entraînant le séjour en colonie. Quant aux origines, plus de la moitié de l’effectif (56 %) est né dans une ville de plus de 10.000 habitants, le reste à la campagne. Symptomatique: proportionnellement à leur population, les provinces de Flandre- Occidentale et Orientale sont surreprésentées, alors que le Hainaut est sous-représenté. Les régions les plus prospères de la Belgique d’alors sont aussi celles qui produisent le moins d’errance. Les données migratoires apparaissent aussi à l’unisson de celles qui caractérisent la population globale. Si 42 % des colons, au moment de leur première condamnation, vivent depuis au moins trois ans dans une autre commune que celle de leur naissance, c’est aussi le cas pour 34 % de l’ensemble des Belges selon le recensement de 1900. Bien sûr, l’absence d’enregistrement n’implique pas qu’on ne puisse travailler ou même habiter ailleurs. Mais les mouvements établis, dans tous les cas, renforcent les grandes agglomérations et les bassins industriels wallons.

   Les paradoxes commencent avec cette proportion significative du lot (22 %) qui est, en fait, composée de « vagabonds » ayant connu leur premier tribunal dans la commune où se trouve leur logement d’assistance publique, ce qui ne témoigne pas d’une grande mobilité! Pour la moitié (11 %), toutes les procédures judiciaires sont locales. Le phénomène est surtout urbain: 30 % contre 7 % pour les communes rurales (où on intercepte surtout « l’étranger » ). Les chiffres manifestent clairement la volonté des autorités d’utiliser la loi pour éloigner temporairement certains éléments indésirables. A titre d’illustration, Vercammen et Winter nous ouvrent le dossier de Corneille H., né et vivant à Tamise. Ce personnage a accumulé localement trente-sept délits de tapage nocturne, dix d’ivresse publique et huit de petits vols. Et loin d’en faire mystère, le juge de paix écrit noir sur blanc, à la suite d’une des cinq condamnations du dévoyé pour vagabondage, que sa mise à distance constitue un soulagement « en vue de la tranquillité de nos habitants » . Il n’est pas moins significatif que statistiquement, un premier procès dans la commune du supposé coureur de routes augmente ses « chances » d’être encore jugé ultérieurement – et souvent au même endroit. Pas de corrélation, donc, entre le nombre des peines encourues et l’importance des déplacements effectués.

   Pour figurer dans la catégorie suspecte, il n’est même pas nécessaire de traîner des antécédents aussi lourds que ceux de Corneille H. Il suffit parfois d’être un marchand ambulant, impécunieux et malingre il est vrai, tel Pierre B. qui, entre 1890 et 1913, est condamné six fois pour vagabondage. Né et vivant dans des villages aujourd’hui fusionnés avec Hasselt, il tombe dans les filets de la justice à Maasmechelen, Looz, Aarschot, Tirlemont… Son métier explique la diversité des lieux. Il l’expose aussi à basculer facilement du côté des nécessiteux, donc quémandeurs de charité en puissance, suscitant d’autant plus la méfiance des représentants de l’ordre qu’il n’est pas du village ou de la ville. En 1907, il bénéficie avec sa femme d’une libération anticipée à condition qu’ « ils ne se livrent plus à la mendicité en compagnie de leurs enfants » .

   Des dépouillements d’archives émerge encore un autre profil: celui des inscrits volontaires. La pratique consistant à se faire admettre sur sa propre demande a bel et bien survécu, fût-ce en catimini, à la loi qui l’interdit formellement depuis 1848. Sa persistance est trahie par le flux des dossiers relevant du canton de Hoogstraten, où toutes les Colonies de bienfaisance pour hommes sont établies: 30 par an pour 1000 habitants pendant la période 1900-1910, alors que la moyenne nationale est de 1,1 pour 1000. Et certains viennent aussi de plus loin pour se faire ouvrir les portes des établissements qui jouent ainsi un rôle de refuge, certes peu enviable, pour ceux qui n’ont aucun lieu d’accueil alternatif. Un pensionnaire sur trois a été enregistré comme étant en incapacité de travail.

   Ainsi se dessine une population bien éloignée, pour certains de ses segments, de l’image des mendigots en haillons pérégrinant de patelins en patelins. On trouvera logiquement ces miséreux parmi ceux qui ont subi les foudres de Thémis toujours hors de leur commune: à peine un peu plus d’un tiers (36 %) de l’échantillon. A côté de ce modèle « judiciairement correct » , bien d’autres parcours de vie nous sont révélés dans lesquels, écrivent les historiens de la VUB, « la loi sur le vagabondage fonctionnait comme un palliatif à l’impuissance des autorités à formuler une réponse adéquate aux problèmes sociaux de leurs cités en expansion, comme la pauvreté, les familles brisées, l’ivresse et le chômage » .

P.V.

[1] « Een dwalend bestaan ? Mobiliteit bij veroordeelde landlopers in België (1870-1914/30) » , dans Tijdschrift voor sociale en economische geschiedenis, jaargang 13, n° 2, Amsterdam, 2016, pp. 51-75, http://www.tseg.nl/articles/abstract/21/ (en libre accès). L’étude constitue une partie de la thèse de doctorat inédite de Rik Vercammen.

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