Coups de tarets et impasses à la Côte

Dans les années 1730, les mollusques xylophages se sont attaqués aux infrastructures portuaires d’Ostende. Les mesures des autorités ont permis de sauvegarder les digues, mais non les écluses de Slyckens qui se sont effondrées en 1752. Les conflits d’intérêts ont bloqué toute décision avant que le pouvoir central impose des réformes (1720-1770)

   Redoutables pour l’économie maritime, les tarets, ces mollusques bivalves qui s’attaquent aux bois immergés, ont proliféré dans les années 1730 au long des côtes belge et néerlandaise actuelles. Capables en 300 jours de faire perdre à un bloc de pin la moitié de son poids et davantage encore de son volume, les xylophages ont posé aux sociétés un défi d’envergure, relevé bien ou mal selon les cas, ce qui ne fut pas sans retombées politiques dans le comté de Flandre. Une étude de Michael-W. Serruys (Vrije Universiteit Brussel) nous permet aujourd’hui d’en prendre la pleine mesure [1].

   Quand survint l’épidémie, on en attribua souvent la cause aux vaisseaux de retour des tropiques. Pourtant, il s’est agi plus vraisemblablement de l’explosion, due à des changements environnementaux, d’une population locale ayant jusqu’alors pratiquement échappé aux observations. Comment expliquer autrement que l’espèce invasive a afflué seulement après plusieurs siècles de navigation des Européens aux quatre coins du monde ?

Deux tarets adultes. A leurs extrémités se trouvent les siphons (à gauche) et la coquille (à droite). Ils peuvent atteindre plusieurs décimètres de longueur. (Source: François Charles, Centre national de la recherche scientifique, Laboratoire d’écogéochimie des environnements benthiques (CNRS-Lecob). Paris, dans n. 1, p. 101, fig. 1).

   Deux facteurs particulièrement favorables à la survie des larves de tarets ont été mis en évidence: un réchauffement climatique et une diminution de la teneur en sel de la mer. Le premier, tel que connu par des études portant sur le centre de l’Angleterre, s’est traduit par une hausse d’un degré de la température moyenne annuelle (de 8,5 à 9,5°) entre la fin du XVIIe siècle et le premier tiers du XVIIIe, l’élévation étant la plus accentuée en hiver. La seconde modification est liée à une chute de la pluviosité dans les années 1720 et au début de la décennie suivante: moins d’eau douce déversée dans la mer augmente son taux de salinité.

   L’historien a focalisé ses recherches sur le port d’Ostende, compte tenu de son importance à l’époque et des sources disponibles. Les ravages causés par les « vers de mer » , ainsi qu’on les désigne improprement, sur les structures en bois destinées à protéger les terres contre les inondations, sont constatés par le gardien d’écluse Joseph Olleviers à la suite d’une tempête qui s’est déchaînée le 23 novembre 1733. Sur 36 pieux disposés au début des dispositifs portuaires, 20 ont été emportés, les 16 restants étant tous rongés et prêts à subir le même sort quand les éléments se déchaîneront de nouveau. On réparera comme on pourra, mais les teredinidae reviendront en plus grand nombre encore.

   Au fil des ans, les rapports inquiétants sur l’état des digues se succèdent, sans que les Ostendais nourrissent apparemment de grandes craintes. Il en va tout autrement dans les petits villages proches, tels Bredene ou Stalhille (Jabbeke). Dans la conscience du danger, la population bredenoise adresse une pétition à l’évêque pour que soit érigée au bord de la mer une chapelle dédicacée à la Vierge Marie. Elle existe toujours, c’est l’actuelle chapelle Onze-Lieve-Vrouw-Ter-Duinen. Curieusement, l’ordinaire du diocèse, Hendrik Jozef Van Susteren, n’a jamais fait référence aux tarets comme il a pu le faire pour d’autres désastres en invitant à la prière et au repentir. Un silence dont Michael Serruys trouve la raison dans un cumul toujours ambigu des fonctions spirituelles et temporelles: sa responsabilité était engagée en tant que membre des états du comté!

   La prévention des assauts de la mer relève alors d’un directeur de la navigation, Pieter Legillon, désigné et supervisé par lesdits états où siègent les évêques et les autorités communales de Bruges et de Gand ainsi que celles de la châtellenie du Franc de Bruges (le district autour de la ville). Face à la crise écologique, la tâche principale de Legillon consiste à lever des péages pour financer les travaux nécessaires. Alors qu’une nouvelle bourrasque, en janvier 1737, a anéanti presque tous les pals qui avaient été remplacés depuis 1733, il décide d’introduire une nouvelle technique: les recouvrir d’un grand nombre de clous en fer (37.250 par pièce). Efficace, mais coûteux!

   Si les digues ont été sauvegardées, on ne peut en dire autant des écluses de Slyckens, sur le canal Bruges-Ostende, qui finiront par s’effondrer le 13 août 1752. Auparavant, en 1735 et de nouveau en 1737, l’ouvrage est au centre d’un conflit d’intérêts entre le Franc de Bruges, qui pousse à ouvrir les écluses pour réduire le niveau d’eau du canal afin de protéger les polders des débordements, et les commerçants de la « Venise du Nord » qui craignent que trop peu de profondeur entrave la navigation. Les magistrats du Franc trouvent bien gain de cause à Bruxelles auprès de l’archiduchesse Marie-Elisabeth, gouvernante générale des Pays-Bas autrichiens, mais entre-temps, le festin des tarets continue. Les expédients ne suffiront bientôt plus.

Le canal Bruges-Ostende, dont les écluses ont été mises à rude épreuve. (Source: G. Van Eecke, XVIIIe siècle, palais du Gouvernement provincial, Bruges (détail), photo Hugo Maertens, dans « La Belgique autrichienne 1713-1794… » , Bruxelles, Crédit communal, 1987, p. 156)

   En 1741, il est manifeste que les écluses doivent être reconstruites. Du côté des états, c’est l’impasse. Ayant à en supporter les frais, ils ne mettent aucune hâte à réaliser le projet de l’ingénieur français Jeanty, imposé par le gouverneur ad interim Friedrich von Harrach, et le chantier est du reste mis à l’arrêt en 1744 par la guerre de la Succession d’Autriche. Dix-sept années de blocage s’écoulent entre les premiers avertissements sur la résistance précaire du barrage et la catastrophe de 1752.

   Politiquement, celle-ci vient aggraver un contexte déjà conflictuel. L’exécutif provincial se drape dans ses privilèges et libertés vénérables contre les visées modernisatrices et centralisatrices de Bruxelles. En même temps, les autorités comtales sont elles-mêmes contestées par sept châtellenies dites subalternes, qui ne sont pas représentées aux états. La fronde est menée par le vicomte Jean Vilain XIIII, bourgmestre d’Alost. Et quand, en septembre 1752, l’écluse de la Dampoort, près de Bruges, s’écroule à son tour, on dénonce de plus en plus ouvertement la mauvaise gestion des voies navigables.

   Mais le blocage des décideurs persiste. Un groupe de la classe marchande brugeoise, qui fait la pluie et le beau temps à la chambre de commerce, voit dans l’affaissement de Slyckens « un coup du Ciel » et s’oppose à toute restauration, espérant qu’un lien ouvert avec la mer rendra à la ville son lustre médiéval. Les populations les plus exposées aux inondations voient forcément les choses d’un autre œil. Et les décideurs aussi: tentant de redorer leur blason, ils optent pour un rétablissement des écluses selon des plans établis par les ingénieurs Fruytière et Taquet, de Dunkerque. La paralysie n’est pas pour autant surmontée, les châtellenies subalternes refusant de fournir les fonds au nom d’un principe qui a fait et fera florès sous maintes latitudes: « no taxation without representation » . Une souscription est alors lancée, mais sans succès.

   Le salut viendra-t-il d’en haut ? Pycke, pensionnaire (commis) de Gand, à la tête du « gouvernement » du comté, cherche à prendre l’avantage en menaçant le pouvoir autrichien de ne plus lui payer de taxes. Pour ce dernier, la bravade est évidemment inacceptable. Selon les termes du chercheur, c’est le « point de bascule » . En juin 1754, l’impératrice Marie-Thérèse modifie la constitution des états de Flandre en donnant le droit de vote aux sept subalternes. Vilain XIIII, dont les conceptions sont en conformité avec les Lumières et le despotisme, remplace Pycke en mars 1755. Un nouveau département est créé pour les travaux publics de protection contre les invasions maritimes, mettant fin à « une direction abandonné au Monopole & à l’avidité de quelques particuliers » . Hendrik Pulinx jr, le nouveau directeur, est appelé à œuvrer en s’appuyant sur des professionnels, indépendamment des états et des groupes d’intérêts, mais en lien étroit avec Bruxelles. Les communautés côtières bénéficieront des améliorations apportées à l’ensemble du réseau flandrien des voies d’eau. Le canal Gand-Bruges-Ostende deviendra, dans les décennies suivantes, une des principales artères de transport de nos provinces.

   Si les tarets n’ont pas été seuls responsables de la déstabilisation des élites et de la  nouvelle donne institutionnelle subséquente, ils y ont en tout cas grandement contribué. Ils ont par ailleurs survécu quelque temps aux innovations, même dans un écosystème désormais moins propice à leurs capacités reproductives: des alertes à l’épidémie retentiront de nouveau lors d’années chaudes, comme en 1759 et en 1762, sans toutefois que les destructions occasionnées soient comparables en ampleur à celles des années 1730.

   Après 1771, on n’en parlera presque plus, la décision ayant été prise de construire les digues en pierres. Au grand soulagement des contemporains, les antipathiques bestioles n’en sont pas friandes.

P.V.

[1] « The Societal Effects of the Eighteenth-Century Shipworm Epidemic in the Austrian Netherlands (c. 1730-1760) » , dans le Journal for the History of Environment and Society, vol. 6, 2021, pp. 95-127, https://doi.org/10.1484/J.JHES.5.128581 (en libre accès). [retour]

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