La sécurité des monastères a un prix

Chargés de les défendre contre les pilleurs et les guerroyeurs, les avoués doivent aussi répondre à l’appel du prince pour participer à la défense du pays. Les moines et leurs dépendants sont tenus de contribuer à l’effort de guerre, particulièrement important dans le comté de Flandre (XIe-XIIe siècles)

   Dès les premiers siècles médiévaux, les abbayes fleurissent un peu partout en Europe. Et tout aussi tôt, il faut pourvoir à leur sauvegarde, ainsi qu’à celle des terres en leur possession, contre les pilleurs et les guerroyeurs. La mission d’assurer protection et justice aux religieux revient à ceux qu’on appelle les avoués. Mais leur fonction revêt aussi un aspect moins connu, plus directement lié à l’organisation militaire du pays. Jean-François Nieus est venu l’éclairer dans le cadre du comté de Flandre, « l’une des terres d’élection de l’avouerie monastique » [1].

   Au IXe siècle déjà, pour faire face aux raids normands, les grands monastères ainsi que les évêchés sont soumis à de lourdes obligations. En témoignent les énigmatiques caballarii et herescarii (guerriers ou paysans ?) du polyptyque (registre) carolingien de l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Bertin, située du côté aujourd’hui français, à Saint-Omer (Pas-de-Calais). Les sources ne permettent toutefois pas de déterminer l’implication de l’avoué dans cette défense commune.

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Pas de frontière linguistique dans le comté de Flandre

A Bruges, un Picard écrit un livre de conversation français/néerlandais diffusé parmi les lettrés et les commerçants de la ville, tandis qu’un Flamand bilingue rédige en français la chronique des troubles des dernières années. Deux indices parmi d’autres d’une pratique de la langue d’oïl bien au-delà des régions de Lille et Douai (2è moitié du XIVè siècle)

   Le comté de Flandre était-il bilingue, voire trilingue ? Si la réponse affirmative à cette question ne fait guère de doute, une conception ancienne veut que le domaine du français à l’ombre du Lion ait été étroitement limité aux châtellenies méridionales, constitutives de la Flandre wallonne ou Flandria Gallica. Bien que battue en brèche par les études contemporaines, cette construction demeure largement répandue. Ainsi peut-on lire, dans une encyclopédie en ligne bien connue, que « le comté de Flandre est traversé par la frontière linguistique entre dialecte thiois (Bruges, Gand, Ypres, Dunkerque) et latin vulgaire (Tournai, Lille, Douai) » [1].

   L’historiographie, on le sait, n’est pas toujours imperméable aux effluves de la politique. La dualité germanique-romane du comté – comme aussi du duché de Brabant et de la principauté de Liège – en faisait une anticipation de la Belgique. Doté d’une frontière séparant les deux cultures, il préfigurait la Région flamande unilingue. Mais le passé ne se laisse pas modeler par le présent. Dans la principauté médiévale, le français, plus précisément le picard, fut écrit et parlé partout.

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Jeanne, Marguerite, Jacqueline: le pouvoir féminin au Moyen Age finissant

A la tête de plusieurs principautés, elles ont exercé leurs prérogatives de duchesse ou de comtesses, laissant toutefois la défense du territoire à leur époux. Pour être bien préparées, il valait mieux qu’elles soient considérées comme héritières présomptives dès leur naissance ou leur plus jeune âge (XIVè-XVè siècles)

   Jeanne, duchesse de Brabant et de Limbourg de 1355 à 1406. Marguerite de Male, comtesse de Bourgogne (Franche-Comté), Artois, Flandre, Rethel et Nevers, de 1384 à 1405 (également deux fois duchesse de Bourgogne). Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut, de Hollande, de Zélande et dame de Frise de 1417 à 1433. Ces trois noms le disent assez: le pouvoir féminin n’est pas un mythe dans nos anciennes principautés, ici saisies alors que s’amorce l’unification bourguignonne.

   On ne peut toutefois se dissimuler les difficultés parfois rencontrées par les filles pour succéder à leur père. En l’absence de règles fixes, il faut se référer aux coutumes. Endosser le rôle guerrier assigné au seigneur féodal ne va, en outre, pas de soi quand on appartient à l’autre moitié de l’humanité… C’est afin d’éclairer le champ des possibles et ses limites que Camille Rutsaert (Universités catholique de Louvain et Saint-Louis Bruxelles) s’est penchée sur la formation, le statut et le destin des trois figures précitées [1].

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Naître noble ou le devenir ?

Sous les ducs de Bourgogne, l’accumulation des propriétés et les services rendus au pouvoir politique constituent des voies royales pour gagner son blason, même si les concurrences et les adversités ne manquent pas. Illustration à travers le cas de la famille de Goux dans le comté de Flandre (XVè siècle)

   La nature spécifique de la noblesse et les moyens de l’acquérir offrent ample matière à débats aux historiens. La classe n’est nullement immuable, ne serait-ce qu’en raison des appels d’air créés par les lignages en extinction. Mais sur l’importance respective des conditions à remplir pour gagner son blason, les interrogations fusent. Le « vivre noblement » , fréquemment invoqué, perd de sa force quand nombre des activités et des biens qui le caractérisent deviennent accessibles au commun des mortels. La possession d’une seigneurie, qui n’est pas censée être vendue, devient un critère problématique dans une société de plus en plus commerçante, mais il ne disparaît pas pour autant. Les services rendus au pouvoir politique, surtout quand l’Etat est en formation, constituent quant à eux assurément, avec ou sans les caractéristiques précédentes, une voie royale vers l’anoblissement.

   Etudié par Tom De Waele (Université de Gand), le cas de la famille de Goux, dans le contexte du comté de Flandre de la première modernité, s’impose comme des plus significatifs, même s’il est loin d’épuiser tout le champ des possibles [1]. Une carrière brillante à la cour des ducs de Bourgogne et l’acquisition de terres voisines finalement unifiées ont ici cumulé leurs effets.

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Nation, région, cité: quand l’histoire défile

Sortie renforcée face à la vague révolutionnaire qui a ébranlé l’Europe, la Belgique du milieu du XIXè siècle se célèbre à travers des cortèges festifs comme une et plurielle à la fois. A Bruxelles, on met en valeur le présent. A Gand, l’ancien comté de Flandre est glorifié comme un fondement de la nation (1848-1849)

 

Le « Cortège historique des comtes de Flandre » , organisé à l’occasion des Fêtes gantoises de 1849, réunit quelque 600 figurants. (Source: lithographie de Félix De Vigne dans Edmond De Busscher, « Chars du Cortège des comtes de Flandre » , Gand, De Busscher frères, 1855, dépliant hors texte)

  S’il faut en croire Marita Mathijsen (Université d’Amsterdam), une véritable « obsession du passé » caractérise le XIXè siècle [1]. Elle se concrétise par une floraison de monuments, de peintures, d’écrits scientifiques ou romanesques, ainsi que par un goût prononcé pour les reconstitutions et les cortèges qui mettent « l’histoire en scène » [2]. Ces manifestations, bien sûr, sont aussi porteuses d’un message politique et identitaire où s’entremêlent, en conformité avec nos atavismes bien connus, le sentiment belge et la défense jalouse des particularismes subnationaux.

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Une révolution sexuelle au XVè siècle ?

Les sources littéraires témoignent de mœurs débridées dans les villes du duché de Brabant et du comté de Flandre jusqu’au siècle suivant. Un courant où la contrainte et le viol faisaient partie intégrante de l’art d’aimer… Mais l’époque n’était pas plus monolithique dans la licence que les temps antérieurs ne l’avaient été dans la rigueur (XIVè-XVIè siècles)

   Bon nombre de nos ancêtres, vers la fin du XVè siècle, seraient devenus de chauds lapins! Telle est, en tout cas, la conclusion à laquelle est parvenu Herman Pleij, professeur émérite de l’Université d’Amsterdam, après immersion dans les sources littéraires du temps [1]. Les villes prospères du duché de Brabant et du comté de Flandre auraient été les lieux d’ « une véritable révolution sexuelle » (p. 403), qui se serait ensuite propagée dans l’ensemble des anciens Pays-Bas, toutes classes confondues.

   Légion, de fait, sont les textes de rhétoriqueurs d’alors exaltant les plaisirs des sens. Aujourd’hui encore, certains de leurs ouvrages ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Mais des indices du phénomène se rencontrent bien avant le cadre chronologique pointé par le chercheur, spécialiste des lettres médiévales. Le premier exemple qu’il nous livre porte le titre bien innocent de d’Meisken metten sconen vlechtken (La fille aux jolies petites tresses). Cette chanson anonyme consacrée à un amour perdu, déjà célèbre vers 1400 dans les cercles nobles de Bruxelles et environs (manuscrit Van Hulthem), ne tarde cependant pas à évoquer d’autres attraits de la personne aimée. Y apparaissent des expressions connues pour renvoyer à des réalités osées, comme la présence d’une fossette dans le menton, avant que les choses soient dites plus crûment. L’œuvre a été conçue pour être chantée en communauté, de sorte que « les chanteurs accompagnants devaient bien s’identifier avec les frustrations sexuelles du poète faisant office de chanteur principal » , selon notre auteur (p. 14).

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Autonomie et souci de l’image dans la ville médiévale

Conçus pour valider les actes par lesquels un pouvoir engage sa responsabilité vis-à-vis de tiers, les sceaux sont révélateurs de la manière, parfois changeante, dont les villes médiévales et modernes se percevaient et voulaient être perçues. Ils ont aussi joué un rôle d’emblème dans la défense des autonomies communales (XIIè-XVè siècles)

Grâce en soit rendue à Hergé, dans les générations qui furent diverties et instruites à la fois par les aventures de Tintin et Milou, on sait depuis son plus jeune âge ce qu’est la sigillographie, spécialité du professeur Halambique dans Le sceptre d’Ottokar (1939). Bien que cette science ait pu paraître improbable à nombre de jeunes lecteurs – combien ont cru qu’elle était sortie de l’imagination du maître de la ligne claire ? – les sceaux, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, ont beaucoup à nous apprendre, notamment sur les villes médiévales et modernes, l’autorité qui s’y exerçait ainsi que la manière dont les collectivités se percevaient et voulaient être perçues.

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Sceau et contre-sceau en argent de la Ville de Bruges en 1304, avec les étuis de cuir originaux. (Source: Stadsarchief Brugge, Hugo Maertens dans « 1302. Le désastre de Courtrai. Mythe et réalité de la bataille des Eperons d’or » , dir. Raoul C. van Caenegem, Anvers, Fonds Mercator, 2002, p. 77)

Un nouvel outil, édité par les Archives générales du royaume, est venu enrichir ce champ de recherche [1]. Consacré au comté de Flandre de la fin du XIIè siècle à la fin du XVè, il couvre pas moins de 63 villes: la densité urbaine constitue bien une des réalités belges les plus prégnantes. Pour chaque commune, les empreintes sont recensées, leur période d’utilisation déterminée, leurs lieux de conservation précisés. Si la fonction du sceau est de valider les actes par lesquels un pouvoir engage sa responsabilité vis-à-vis de tiers, bon nombre des éléments qu’on va y retrouver en font aussi un média avant la lettre, en ce qu’il transmet un message, celui de l’identité juridique et politique de la ville. C’est d’ailleurs par le terme « imago » que furent désignés les cachets quand ils commencèrent à se répandre dans l’Europe du XIè siècle. « Sigillum » n’est apparu que plus tard. Continuer à lire … « Autonomie et souci de l’image dans la ville médiévale »

De la dame de Paddeschoot à l’écuyer d’industrie

Comment la révolte gantoise de 1379 contre Louis de Mâle, le soulèvement antiespagnol du XVIè siècle ou encore la révolution industrielle dès le XVIIIè ont pesé sur les destinées d’un ancien domaine seigneurial du pays de Waes (XIVè – XXIè siècles)

En 1217, un hameau se sépare de la commune de Waasmunster et reçoit le nom de Saint-Nicolas (Sint-Niklaas), patron des commerçants notamment. La localité gagne en importance quand y est établi le siège politique et judiciaire (hoofdcollege) du pays de Waes, auquel la comtesse de Flandre Jeanne de Constantinople a accordé une charte en 1241. C’est dans cette contrée que se dessine la seigneurie de Paddeschoot dont une « ferme noble » , avec ses douves et ses remparts, demeure aujourd’hui le témoin. Témoin d’un passé aux multiples rebondissements, récemment retracés [1].

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Ce qui demeure du château de Paddeschoot. (Source: photo de 1978, agentschap Onroerend Erfgoed, https://beeldbank.onroerenderfgoed.be/images/388561)

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L’horloge et le service à thé dans les foyers paysans

Dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, l’amélioration du rendement agricole, la proto-industrialisation et une orientation plus marquée vers le marché ont transformé les campagnes et permis une diversification des biens de consommation dans les Pays-Bas méridionaux (XVIIIè siècle)

Combien étaient-ils, parmi les ménages ruraux du comté de Flandre, à détenir au moins une horloge ou une montre et un service à thé ? Jusqu’au milieu du XVIIè siècle, aucun. A la fin du XVIIIè, 42 %. Nos ancêtres des champs ont été en outre, à cette même époque, un sur quatre à disposer de miroirs et de garnitures de cheminée, également inconnus ou presque auparavant. Témoin de cette montée des objets « superflus » dans les campagnes, Jacobus Hije, un membre des chambres de rhétorique (sociétés littéraires) à Gand, s’en était étonné: « Hoe sleghten ambachtsman, oock van konditi kleijn, / Het staet de vrouw wel aen, den theepot moet sijn » ( « Comment même d’un mauvais artisan, si peu honorable soit-il / La femme juge une théière nécessaire » ). Parallèlement, outre les commerces de détail, les médecins, les chirurgiens, les tailleurs, les apothicaires… se sont multipliés dans les contrées champêtres.

Sur ces premiers pas flamands et aussi brabançons vers la future société de consommation, quatre historiens des Universités d’Anvers, de Bruxelles (VUB) et de Gand ont fait le point des recherches, fondées notamment sur les inventaires après décès (qui supposent, il est vrai, des personnes possédant un minimum de biens) [1]. Sans surprise, le panorama fait ressortir une diffusion du « luxe » moins rapide dans les villages que dans les villes de même région (trois fois plus de miroirs à Alost), bien que les paysans manifestent une plus grande propension aux dépenses ostentatoires (bijoux, bagues…). Mais dans l’ensemble, soulignent les auteurs, les indicateurs convergent à faire de la seconde moitié du siècle dit des Lumières un temps de grande croissance économique dans les Pays-Bas méridionaux. Un constat qu’on peut sans peine étendre à la principauté de Liège, en phase d’expansion agricole à partir de 1706 [2]. Et la mentalité des acheteurs, dotés de davantage de moyens, peut à son tour exercer une influence sur la modernisation de l’offre et les bénéfices des marchands citadins. Continuer à lire … « L’horloge et le service à thé dans les foyers paysans »

Premières brèches dans les anciens Pays-Bas

Les révoltes des comtés de Flandre et de Hollande sous la régence de Maximilien de Habsbourg ont en commun le refus de la politique centralisatrice et de l’alourdissement des charges. Mais malgré les liens noués entre leaders, il n’y a pas eu d’unité dans les objectifs ni dans l’action (1482-1492)

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Portrait de l’archiduc Maximilien, tuteur de Philippe le Beau et empereur germanique, par Albrecht Dürer (1519). (Source: Kunsthistorisches Museum Wien, Gemäldegalerie, 825, https://www.khm.at/objektdb/detail/617; n. 1, p. 40)

Les troubles de la seconde moitié du XVIè siècle, qui débouchèrent sur la division des anciens Pays-Bas, ne furent pas sans avant-coureurs. Pour nombre d’historiens, en effet, les mouvements séditieux de l’époque bourguignonne ont anticipé à bien des égards les oppositions à la souveraineté espa- gnole, même si la dimension religieuse en était absente. Tronc commun: le refus de la politique centralisatri- ce. En relançant celle-ci après la mort prématurée de Marie de Bourgogne (1482), son mari l’archiduc Maximilien de Habsbourg, appelé à exercer la régence pour leur jeune fils Philippe le Beau, mit le feu aux poudres, comme le ferait Philippe II quelque quatre-vingts ans plus tard.

Le rôle majeur des opérations de corsaires (les « gueux de la mer » ) rapproche également les deux épisodes, ainsi que la difficulté, pour l’ensemble fédéré par Philippe le Bon, de préserver son unité même dans l’adversité. En revisitant les soulèvements de grande ampleur dont les comtés de Flandre et de Hollande, en particulier, ont été le théâtre au tournant des années 1480 et 1490, Louis Sicking (Université libre d’Amsterdam, Université de Leyde) montre que les apparences et les solidarités de circonstances dissimulaient en réalité bien des brèches et des visées différentes [1]. Continuer à lire … « Premières brèches dans les anciens Pays-Bas »