Au XIIe siècle, les affaires marchent. Sous le scalpel de la recherche historique, tous les indicateurs décollent, même s’il faut nuancer l’importance de la récession d’avant cette période, imputée par Henri Pirenne au contrôle musulman de la Méditerranée [1]. On manque cependant d’informations sur les effets pour l’Europe du Nord du développement du commerce et de la circulation des biens, y compris sur de longues distances, favorisant l’essor des villes et des marchés au temps des cathédrales. Le travail d’Elisa Bonduel (Université de Gand) est venu lever les doutes à cet égard pour ce qui concerne le comté de Flandre [2].
Sa source principale: les tarifs et les exemptions de péages pour le passage des marchandises. Quand la fiscalité va, tout va! Rien que le nombre de ces pièces d’archives témoigne, grosso modo à partir du Xe siècle déjà, d’un déplacement du plus grand dynamisme économique et démographique de la vallée de la Meuse à celle de l’Escaut et à la zone côtière. Une élite a émergé, demandeuse de produits de luxe et manufacturés. Les percepteurs comme les payeurs ont besoin d’écrits qui fixent et limitent les taux. Ont été ici retenus les tarifs d’Arras (le plus ancien, 1066), de Letterswerve (prédécesseur de l’avant-port de Damme, années 1160), de Nieuport (1163) et de Saint-Omer (deux, 1167 et fin du XIIe siècle).

Quant aux exemptions, pas moins de 261 chartes qui en font état entre 1100 et 1199 ont été sélectionnées par l’historienne à l’aide de la base de données Diplomata Belgica [3]. Leur nombre, qui gonfle dans le dernier quart du siècle, ainsi que leur précocité par comparaison avec les régions limitrophes, sont autant de preuves fiables d’une attraction internationale. Les institutions ecclésiastiques semblent avoir été particulièrement bénéficiaires de ces privilèges. Mais ils relèvent aussi de ce qu’on pourrait anachroniquement appeler la politique économique des comtes Thierry et Philippe d’Alsace, qui s’en servent pour stimuler les implantations proches de la mer et liées aux transports maritimes.
Bien sûr, les péages ou tonlieux constituent aussi pour l’administration une source de revenus. Au début, cela ne saute pas aux yeux. Le compte général de 1187, connu sous le nom de Gros Brief, n’en mentionne que quelques-uns, ce qui peut s’expliquer par la location de la collecte à des notables locaux et à leur profit en échange d’une somme annuelle déterminée. Aux endroits les plus lucratifs comme Bruges ou Bapaume (Pas-de-Calais, sur la route de Paris et des foires de Champagne), des dons en fief semblent avoir été consentis. Mais à mesure que diminueront les recettes traditionnelles liées à l’exploitation des terres, les droits perçus aux entrées, aux ponts, aux marchés… prendront davantage d’importance et la nécessité d’une centralisation se fera davantage sentir. Cette « révolution administrative » , accompagnée d’une production accrue de documents, marquera le règne de Marguerite de Constantinople au XIIIe siècle.

A l’exception de celui de Nieuport, les tarifs ne nous sont connus que par des copies plus tardives, contenues dans des cartulaires (recueils de transcriptions). Formellement, ils présentent une extrême diversité et ne sont pas structurés d’une manière logique. On y relève en outre des survivances mérovingiennes ou carolingiennes comme le paiement des taxes en nature. Mais tous concourent à confirmer la croissance que connaît la principauté. La description des biens se fait plus détaillée et précise avec le temps. Alors qu’Arras, au dernier tiers du XIe siècle, mentionne les nourritures en termes très généraux, Saint-Omer et Letterswerve opèrent la distinction entre les différents poissons, fruits, légumes. Marchands et marchandises peuvent venir de loin: poivre d’Orient, bière de Hambourg ou de son hinterland, figues et raisins de la péninsule ibérique et d’Afrique du Nord… Les Audomarois font le tri entre « fer d’Espaigne » et « garbes de fer de coloigne » . Le même cosmopolitisme ressort d’une liste du XIIIe siècle énumérant « li roiaume et les terres, desquex les marchandises viennent a Bruges et en la terre de Flandres » . Les archives peuvent aussi nous parler d’une avancée industrielle. C’est le cas pour la présence, dans les relevés de Nieuport et de Saint-Omer, de produits en usage dans le secteur textile.
Toutes ces données n’impliquent certes pas forcément qu’on ait moins vendu et moins acheté précédemment. Elles peuvent ne résulter que de la volonté des autorités de mieux contrôler la situation financière et les échanges. Mais si Elisa Bonduel ne peut se prononcer sur une évolution, elle peut en tout cas le faire sur un état des lieux. Celui-ci autorise à considérer que « par rapport aux régions adjacentes, la Flandre (côtière) semble se démarquer, tant en quantité qu’en qualité, dans les documents du XIIe siècle sur la perception des péages » .
P.V.
[1] Sur la thèse défendue dans Mahomet et Charlemagne et les débats auxquels elle a donné lieu, cfr le précédent article de ce blog, Henri Pirenne, Belge, Européen, universel, 24 nov. 2024. [retour]
[2] « Toll Collection and Economic Development in Twelfth-Century Flanders » , dans The Low Countries. Journal of Social and Economic History, vol. 21, n° 2, 2024, pp. 39-74, https://tseg.nl/article/view/12289 (en libre accès). [retour]