Publiée en 1567 en italien et en français chez l’imprimeur anversois Willem Silvius, la Description des Pays-Bas de Lodovico Guicciardini (ou Louis Guichardin) fut gratifiée d’un impressionnant succès, concrétisé par 29 rééditions et traductions in extenso recensées jusqu’en 1662 [1]. Né à Florence en 1521, son auteur était établi dans la Métropole dès l’année de ses 20 ans, comme agent dans la filiale de son père commerçant. Il est demeuré sur les rives de l’Escaut jusqu’à sa mort en 1589.
Son œuvre majeure est de celles qui ont contribué à la perception d’une unité géographique et sociopolitique des grands Pays-Bas – grosso modo l’actuel Benelux sans la principauté de Liège, avec une partie du Nord de la France. Mais paradoxalement, sa parution et celle de ses versions amendées successives coïncident avec la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) qui fit éclater cet ensemble. En centrant son attention sur Anvers et les autres villes brabançonnes, Gustaaf Janssens, professeur émérite de la Katholieke Universiteit Leuven, également ancien archiviste du Palais royal, éclaire la manière dont les événements contemporains influencèrent les contenus des différentes moutures de la Descrittione, que celles-ci aient été dues à Guichardin lui-même ou à des continuateurs [2].
Ainsi l’expression des « dix-sept provinces » , en usage dans les premières éditions, a-t-elle cédé la place, dans celles (latines) de 1634-1635 et 1652, à une structuration en parties distinctes pour traiter, après une vue d’ensemble, des entités désormais séparées du Sud et du Nord, du Belgica Regi Hispanarum et de la Belgica foederata, selon les appellations d’alors. Ce qui a totalement changé apparaît ainsi plus clairement, précise l’éditeur à Amsterdam Johannes Janssonius en avant-propos…
Du vivant de Guicciardini, les Descriptions ne prêtent cependant guère d’attention à l’actualité politique. Il s’agit plutôt de guides pour le voyage ou les affaires. La première version, rédigée à l’aube des troubles, apparaît comme « un chant d’amour aux Pays-Bas prospères » et particulièrement à Anvers, le centre commercial mondial par excellence. Cette image ne semble nullement détériorée dans les pages sorties (en italien) de l’imprimerie de Christophe Plantin en 1581, après quinze ans de révolte et de répression. L’écrivain y fait à peine allusion. Il a foi dans l’ardeur et la sagacité des habitants pour surmonter les épreuves.

A travers le rapport aux autorités, malgré tout, le lecteur perçoit que le vent a tourné. Les dédicaces datées de 1566-1567 sont adressées à Philippe II et à sa gouvernante aux Pays-Bas Marguerite de Parme, celle-ci ayant su faire face à « une pestilentiale infirmité de diverses heresies » . Or, cet hommage survient au moment même où la demi-sœur du Roi lui adresse une lettre de démission, dépitée par sa décision d’envoyer le duc d’Albe que beaucoup redoutent. Dans ce contexte, suggère l’historien, la dédicace « est peut-être à comprendre comme un témoignage de confiance dans la monarchie habsbourgeoise plutôt que comme une prise de position contre le duc d’Albe » .
Dans la traduction française de 1582 toutefois, la dédicace à Philippe II, encore présente dans l’édition Plantin de l’année précédente, a disparu. Alors que nos régions sont largement passées du soulèvement à la guerre civile, ces volumes se contentent de faire état laconiquement des changements survenus à la gouvernance générale (Parme – Albe – Requesens). Ils ignorent même le mouvement de protestation contre les mesures fiscales imposées pour payer les soldats espagnols (le dixième denier), mouvement auquel le Florentin a pourtant participé par la plume, ce qui lui a même valu d’être emprisonné au château de Vilvorde. En 1588 par contre, le gouverneur Alexandre Farnèse ayant repris trois ans auparavant le contrôle d’Anvers – où Guichardin est imprimé –, le portrait du roi d’Espagne revient, alors que l’occupation calviniste de la ville scaldienne n’a pas été commentée.

Il en ira tout autrement avec les éditeurs et auteurs des addenda qui vont perpétuer et mettre à jour l’ouvrage initial après le décès de son artisan. S’ils n’ont pas été des témoins oculaires de l’insurrection qui a conduit à la scission, du moins les souvenirs en sont-ils toujours vivants. Elle est ainsi amplement relatée dans les ajouts que Petrus Montanus (Pieter van der Berghe), un Gantois établi en Hollande, apporte à la Description (en français) parue en 1609 chez l’imprimeur amstellodamois Cornelis Claesz (ou Corneille Nicolas). Il détaille « les causes de la guerre civile au Pays bas » , qu’il attribue notamment à « la haine existant depuis déjà longtemps entre Espagnols et Néerlandais » , décrit le duc d’Albe « poursuivant cruellement sa victoire » , déplore les exécutions des comtes d’Egmont et de Hornes notamment, s’étend sur la « furie espagnole » qui s’est déchaînée sur Anvers en novembre 1576, fait état de la méfiance des provinces du Nord, qui ont pris le large, devant la foi catholique romaine fervente des archiducs Albert et Isabelle, qui gouvernent le Sud depuis 1598… L’exposé évite cependant d’adopter un ton qui serait trop vindicatif. Faut-il lier cette relative modération au début, en 1609 justement, de la trêve de Douze Ans qui va permettre une relance économique dans les deux entités en conflit ?
La même version, avec des compléments et corrections, paraît en néerlandais en 1612. Elle est suivie l’année suivante par une nouvelle édition en français, qui correspond étroitement aux précédentes, et une en latin où les addenda sont beaucoup plus sommaires. D’autres verront encore le jour. Les transformations sont telles que « le « Guicciardini » de 1634-1635 est devenu un autre livre » , note le professeur Janssens. Mais des critiques se font aussi entendre ou lire. Le chroniqueur Jean-François le Petit, dans sa Nederlandsche republijcke, reproche à la Beschrijving d’accorder trop peu d’attention aux cités nordistes et d’être devenue obsolète. D’aucuns la jugent en outre trop « sereine » dans son approche de la guerre. Sur ce point, le tir sera corrigé après la fin de la trêve, mais pour un temps seulement. Les moutures de 1648 et ultérieurement seront en effet marquées par le climat d’apaisement entourant le traité de Münster par lequel l’Espagne aura reconnu l’indépendance des Provinces-Unies.
Reviendra comme en 1609, voire comme avant 1568, l’espoir de pouvoir prospérer dans la paix. Le fils de commerçant de la Toscane aurait apprécié.
P.V.
[1] Le titre complet en français – et kilométrique comme il était fréquent à l’époque: Description de tout le Pais Bas autrement dict la Germanie inferieure ou Basse-Allemagne. Avec diverses Cartes Geographiques dudit païs. Aussi le portraict d’aucunes Villes principales selon leur vray naturel, pour entendre plus facilement ladicte description. [retour]
[2] « De burgeroorlog in de Lage Landen in Lodovico Guicciardini’s « Beschrijving van de Nederlanden » (16de-17de eeuw) », dans HistoriANT. Jaarboek voor Antwerpse Geschiedenis, 12, 2024, pp. 41-68. https://gvag.be/historiant/, Genootschap voor Antwerpse Geschiedenis, p / a Van Montfortstraat 46, 2140 Borgerhout. [retour]