Des martyrs inconnus chez les capucins de Bruxelles

De leur établissement supprimé sous le régime français demeurent notamment deux toiles de Gaspar de Crayer représentant les saints Agapit et Florent, inconnus au bataillon hagiographique. Avec d’autres, ils avaient été ramenés des catacombes romaines pour doter les frères mineurs d’un haut lieu spirituel (XVIIe-XVIIIe siècles)

   Quelle mouche a piqué Gaspar De Crayer, disciple de Rubens (1582-1669) – ou ses commanditaires – pour qu’il consacre deux toiles à deux saints dont on n’avait guère ou pas du tout souvenir, même à son époque ? A l’origine, les œuvres appartenaient à la communauté des capucins de Bruxelles. Elles sont conservées aujourd’hui aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) et ont fait récemment l’objet d’un travail de restauration, occasion pour Lara de Merode, diplômée de l’Université libre de Bruxelles, d’en retracer le cheminement [1].

   Les deux personnages, représentés sur fond de ciel nuageux, ont le look antique et tiennent la palme du martyr. Aux pieds de l’un, plus âgé, se trouve un faisceau de licteur. A ceux de l’autre, jeune et en tenue de soldat romain, se consume un flambeau renversé. Mais qui sont-ils ? Rien moins que saint Paul et saint Pierre, selon l’inventaire établi sous le régime français, en 1796, lors de la suppression du couvent qui abritait les tableaux. L’art de combler le vide en poussant le bouchon au plus loin… La même source précisait que l’apôtre des nations et le premier évêque de Rome étaient disposés de chaque côté d’une Pietà avec saint François de Rubens et son atelier (également conservée aux MRBAB). Les capucins, dont l’établissement fut démoli en 1803-1804, n’étaient pas pour rien une branche de l’ordre des frères mineurs.

« Saint Agapit » et « Saint Florent » par Gaspar De Crayer, toiles réalisées vers 1652 pour prendre place de part et d’autre du maître-autel de l’église des Capucins, les châsses des martyrs se trouvant en hauteur. (Source: musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 63, 62, photo Johan Geleyns – Art Photography, dans n. 1, pp. 146-147, fig. 1-2)

   Les peintures furent ensuite exposées au musée du Département de la Dyle, situé « dans le local de la ci-devant cour » . Un catalogue daté de 1809 modifia partiellement les identifications: le plus vieux était toujours saint Paul, mais le cadet devenait saint Guillaume. En 1832, autre catalogue, autre interprétation: on se trouvait en présence de saint Paul « avant sa conversion » et « après son martyre » …

   Ce fut finalement l’historien de l’art Edouard Fétis qui fournit en 1863, dans son Catalogue descriptif et historique du Musée royal de Belgique, les noms corrects sur la base de guides et récits de voyage du XVIIIe siècle. De Crayer avait portraituré un Saint Agapit et un Saint Florent, ce dernier transformé en Saint Fulgence par certains auteurs, mais comment ne pas se tromper, ajoutait Fétis, quand le maître a eu « la fantaisie de peindre deux des saints les plus obscurs du martyrologe » ? L’hagiographie, de fait, n’apporte pas de biographies satisfaisantes. Elle fait bien état d’un saint Florent de Saumur, mais qui n’est pas connu comme légionnaire, et d’un saint Agapit de Préneste, mais qui n’a rien d’un ancêtre, ayant été décapité pour sa foi à 15 ans.

   Pour comprendre l’adoption de ces figures énigmatiques, il faut remonter à la reconstruction et à l’agrandissement de la maison capucine, au milieu du XVIIe siècle, sous la conduite d’un de ses membres les plus notoires sous nos cieux, le père Charles d’Arenberg. Son objectif: doter ses frères en religion, établis à Bruxelles depuis 1588, d’un haut lieu spirituel, de nature à attirer les pèlerins. A cette fin, il profite de sa participation au chapitre général de l’ordre à Rome en 1650, en tant que représentant général et ministre de la Provinciæ Flandro-Belgicæ, pour obtenir du pape Innocent X l’autorisation de ramener des corps, neuf en tout, de martyrs paléochrétiens exhumés des catacombes de Priscille, qui font partie des plus anciennes et des plus vastes de la Ville éternelle. Désignés par des inscriptions ou des symboles figurant sur les niches funéraires (loculi), les saints choisis – considérés comme tels à l’époque, mais plus nécessairement aujourd’hui – gagnent les Pays-Bas méridionaux par bateau, le père Charles rentrant pour sa part à pied, conformément à la règle de vie de son ordre.

    Le 22 juillet 1652, les reliques font leur entrée dans la nouvelle église des Capucins, qui a son parvis vers la rue Haute, après avoir transité par la collégiale Sainte-Gudule. Selon certains témoignages, l’édifice franciscain, architecturalement très simple, est un des lieux de culte les plus beaux et des plus spacieux de Bruxelles. Les châsses d’Agapit et de Florent sont placées en hauteur – pour échapper à l’usage du toucher par idolâtrie – de part et d’autre du maître-autel et de la Pietà avec saint François, en même temps que les tableaux représentant les personnages. L’artiste a tenu compte des informations les concernant reçues à Rome par Charles d’Arenberg. Les images servent peut-être aussi à obturer des ouvertures pratiquées dans la paroi séparant le chœur des frères de la nef, tout en donnant par leur composition l’illusion de fenêtres ouvertes sur l’appui desquelles se tiennent les deux hommes.

   Encore la décoration n’a-t-elle pas été pensée uniquement en fonction des martyrs venus de Rome, mais aussi en tenant compte des éléments antérieurs, particulièrement un Saint François d’Assise et un Saint Félix de Cantalice – le premier capucin canonisé –, tous deux de Van Dyck (et de nos jours aussi aux MRBAB). Les archives font en outre état d’emplacements parfois très différents, tant autour de la Pietà qu’ailleurs. Le déplacement des œuvres à l’intérieur de l’église a dû être une pratique courante. L’un d’eux a conduit notamment à agrandir les bords latéraux des deux toiles de De Crayer, ainsi que les travaux de restauration l’ont établi.

   Et les sept autres « catacombaires » acquis par le père Charles ? Trois peintures narratives qui évoquent leur supplice ont pris place dans des chapelles latérales. On y retrouve l’usage d’associer au martyr un saint « confesseur » , pour suggérer qu’il est possible d’accéder à la sainteté par la simple affirmation de sa foi, sans aller jusqu’au sacrifice ultime. Les capucins des temps modernes préfèrent sans nul doute prendre ces derniers pour modèles, mais en spécialistes de l’apostolat populaire, remarque Lara de Merode, ils ont aussi besoin de ces scènes de torture « propres à susciter la dévotion auprès d’un public laïque, voire profane, en suscitant chez lui d’intenses émotions » . Dans La conduite du religieux (1653), le moraliste et apologète Yves de Paris, qui est de la même famille, conseille « d’imiter la nature qui passe vite de l’un de ces mouvements en l’autre; de l’amour à la cholere, de la douleur à l’espérance, des joyes à la crainte » .

   Dans ce contexte caractéristique de ce qui a été appelé la « pastorale baroque » , les reliques et les images des saints prennent toute leur valeur, soulignée par le concile de Trente. Si elles permettent en outre, comme dans le cas présent, de se relier directement à Rome et aux premiers âges héroïques du christianisme, elles n’en acquièrent que plus de poids. La force et l’éclat avec lesquels Rubens et ses émules rendent les passions palpables viennent ici à point nommé.

   Et pourtant, il semble bien que l’espoir du père d’Arenberg d’inscrire son église sur la carte des grands pèlerinages va faire long feu. En dépit des huit jours de festivités qui ont accompagné la translation des reliques en 1652, le succès ne se concrétisera pas dans la durée. Les confusions et les hésitations des autorités et des érudits des XVIIIe et XIXe siècles sur les identités d’Agapit et de Florent, décanonisés depuis, disent assez le rayonnement limité que pouvait conférer le monument aux saints inconnus.

P.V.

[1] « La « dévotion particulière » des capucins de Bruxelles au XVIIe siècle: enquête à partir des « Saint Agapit » et « Saint Florent » de Gaspar De Crayer », dans les Annales de la Société royale d’archéologie de Bruxelles, t. 78, 2022, pp. 145-175. https://www.srab.be/index.html, c/o Université libre de Bruxelles, CP 133, avenue Franklin Roosevelt 50, 1050 Bruxelles. [retour]

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