Les Acec, ce chaudron social

Fleuron de l’industrie belge avant d’être vendus et filialisés, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi, présents aussi à Gand, Herstal et Ruisbroek, ont été le haut lieu d’un militantisme « rouge » qui ne fut pas que syndical et socialiste. Il fut aussi associatif dans sa forme et communiste, trotskiste ou chrétien dans ses obédiences (1886-1992)

   La place majeure qu’occupent, dans l’histoire industrielle de la Belgique, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (Acec), ainsi que la parution récente d’une monographie du syndicaliste et communiste Robert Dussart qui donna longtemps le ton social au « Pays noir » [1], ont incité le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop) à consacrer un numéro de sa revue trimestrielle à ce haut lieu du militantisme en entreprise [2]. Un militantisme beaucoup plus diversifié dans ses formes et ses inspirations qu’il n’y paraîtrait de prime abord au sein d’une firme des plus « rouges » , où le syndicat socialiste (FGTB) fut de fait tout-puissant.

   C’est en 1886 que l’ingénieur Julien Dulait installe à Marcinelle la Société électricité et hydraulique, qui devient les Acec en 1904, quand le baron Edouard Empain, aiguillonné par Léopold II, vient la renforcer de ses capitaux. A la veille de la Première Guerre mondiale, les Ateliers comptent quelque 3000 ouvriers, un parc industriel de 103 hectares et des filiales à l’étranger. Ici comme ailleurs, l’occupant allemand pille allègrement les usines, mais la Société générale de Belgique (SGB) viendra à la rescousse après l’Armistice. Au cours des deux décennies suivantes, le « fleuron de l’électromécanique belge » est en plein essor. 8300 travailleurs y sont à l’œuvre en 1930.

   La Seconde Guerre voit Georges Devillez, qui tient alors les rênes des Acec, jouer la carte du Reich en lui fournissant des pièces. Il ne serait, en outre, pas étranger à la déportation de syndicalistes en Allemagne. Mais Louis Dethiere, délégué principal socialiste, cède également à la collaboration. La résistance se concrétise par des actions de grève et de sabotage. Les compromissions donneront lieu en 1947 à un « procès raté » (Adrian Thomas dixit) de Devillez et du directeur des ex-Constructions électriques de Belgique, ingérées pour devenir les Acec-Herstal.

   Les Trente Glorieuses méritent bien leur nom s’agissant de cette entreprise, au moins dans un premier temps. Ajoutant Gand à ses sites de production de Charleroi, Ruisbroek (Sint-Pieters-Leeuw) et Herstal, elle occupe 22.000 personnes, filiales incluses, en 1964. Mais c’est aussi durant cette période que les Acec « évoluent en bastion syndical » , avec une tendance « à se détacher des socialistes puis à se radicaliser en faveur des communistes au début de la guerre froide » , note le biographe de Dussart. Les communistes sont prépondérants dans la délégation syndicale ouvrière des Ateliers dès 1950. Leur chef est propulsé par la grande grève de l’hiver 1960-1961 au rôle de leader du prolétariat carolo. Les « luttes » atteignent une sorte de paroxysme au début des années ’70: occupations d’usine, grèves et manifestations se succèdent alors que le rendement de la société a fléchi, que les Américains de Westinghouse ont acquis la majorité du capital et qu’une partie des Acec-Herstal (Elphiac) ainsi que la câblerie et le département nucléaire, très lucratifs, ont été cédés à d’autres acteurs économiques.

A la pointe pendant la grande grève de l’hiver 1960-1961, les ouvriers des Acec ont notamment organisé des piquets volants motorisés. (Source: Archief en Museum van de Socialistische Arbeidersbeweging, Gent, dans « Un siècle de solidarité 1898-1998. Histoire du syndicat socialiste » , dir. Jean-Jacques Messiaen & Luc Peiren, s.l., FGTB-Ludion-Labor-IEV-Amsab, 1997, p. 82)

   Du côté patronal, le lock-out – la suspension des activités – est envisagé dès 1972 comme réponse aux débrayages du personnel, mais non sans hésitation. Le 24 février, la Fédération des entreprises métallurgiques (Fabrimetal, Agoria aujourd’hui) interroge à ce propos la Fédération des industries belges (FIB, devenue la FEB): « Bien qu’en Belgique le « lock-out » ne soit jamais pratiqué, écrivent les responsables de l’organisation sectorielle, nous pensons qu’il peut constituer, au même titre que la grève d’ailleurs dans le chef des travailleurs, un moyen extrême auquel l’employeur pourrait avoir recours » . Dans sa réponse, la FIB déconseille cette voie qui lui paraît lourde d’incertitudes juridiques. Celles-ci semblent néanmoins levées deux ans plus tard. En mars 1974, en effet, la direction menace de dégainer l’arme de sa propre mise en grève « si la paix sociale n’est pas revenue chez Acec le 15 avril » . Ce préavis a pour effet de mettre à mal le banc syndical en semant la division en son sein. Le conflit s’achève sur un compromis fin avril. « L’événement est symbolique car il marque un tournant dans la stratégie patronale » , remarque Amélie Roucloux. En dépit des démarches judiciaires et législatives visant à délégitimer le lock-out, le front commun se trouvera désormais davantage en position défensive face à ceux qui professent que « sans rentabilité, aucun plan de restructuration ne peut réussir » (Acec en direct, 16 septembre 1986).

   A côté des revendications immédiates – hausses salariales, maintien de l’emploi, refus des mises à la retraite anticipées et des fermetures à Gand et Ruisbroek… –, les syndicats réclament une stratégie à long terme, la reconversion du siège de Charleroi, au final une étatisation sous le statut de régie nationale à l’instar de Renault en France. Dans l’action, sans attendre l’appel au « rassemblement des progressistes » lancé en 1969 par Léo Collard, président du Parti socialiste belge, un rapprochement s’est opéré aux Acec entre les catholiques et le Parti communiste (PCB). Selon Adrian Thomas, la cote de sympathie de ce dernier « au sein même des rangs de la CSC dépasse de loin les succès sporadiques du PCB et pose de nouvelles questions quant à une éventuelle radicalisation du syndicat chrétien dans les conflits sociaux ou envers sa délicate équidistance avec la FGTB, qui n’est pourtant pas délaissée » .

Des manifestants des Acec lors de la grève de 1976. (Source: photo Roger Piette, Institut d’histoire ouvrière économique et sociale, Seraing, dans n. 2, p. 1)

   A Charleroi, un rôle nodal est joué de 1961 à 1973 par un groupe de prêtres-ouvriers à l’origine du mensuel Le travailleur. Parmi eux, l’abbé Raphaël Verhaeren – ultérieurement défroqué et marié – travaille aux Ateliers, est syndiqué à la FGTB et est lié d’amitié avec Robert Dussart. Celui-ci a jeté d’autres ponts vers les sociaux-chrétiens, notamment en se rendant, en avril 1964, rien moins qu’au séminaire de Malines pour un échange sur une Eglise à « renouveler profondément » . Sept séminaristes lui adresseront leurs remerciements. « Puisses-tu trouver toujours en nous le vrai visage du Christ » , lui écrira dévotement l’un d’eux. Dans les années ’80, toutefois, ces camaraderies passeront de mode sous les effets de l’effondrement du PCB, de l’accélération de la déconfessionnalisation, de l’attraction exercée par Ecolo sur la gauche chrétienne ou encore de l’aura émergente de Solidarność en Pologne.

   Auparavant naissent aussi du milieu catholique des alternatives complémentaires ou critiques du syndicalisme. Après s’être destiné un temps à la prêtrise, Michel Capron, économiste, professeur à la Faculté ouverte de politique économique et sociale (Fopes) de l’Université catholique de Louvain, milite dans les années ’70 à la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT), le parti trotskiste. Estimant que ni le patronat, ni les syndicats ne jouent leur rôle d’informer correctement les travailleurs, Capron entreprend ce travail de suivi économico-financier pour les Acec. Dénonçant la faible combativité des syndicats, leur pesanteur administrative et leur manque de démocratie interne, il croit possible un combat anticapitaliste: « Il n’y a pas dix façons de s’attaquer de front à la bourgeoisie capitaliste qui prétend disposer du sort des Acec comme elle l’entend, écrit-il. C’est par la nationalisation sans indemnisation et sous contrôle ouvrier du groupe Empain qu’un premier coup peut être porté par la classe ouvrière aux Acec au pouvoir capitaliste sur l’entreprise » (journal La Gauche, 2 octobre 1975). Après 2000, on trouvera l’auteur de ces lignes dans les rangs d’Ecolo.

   Avec la Jeunesse ouvrière chrétienne (Joc), c’est « une autre forme de militance en entreprise qui se dessine, bien souvent oubliée » , selon Camille Vanbersy. Présent dans la maison dès la fin des années ’40, mais avec des effectifs qui resteront toujours réduits, le mouvement met sur pied un Groupe d’action au travail (Gat) qui organise, selon la méthode du fondateur Joseph Cardijn – « voir-juger-agir » –, des enquêtes auprès des jeunes travailleurs afin de mieux connaître leurs réalités quotidiennes. En février 1953, la fédération jociste de Charleroi diffuse les résultats d’un sondage, certes sur petit échantillon, à propos des cours du soir dans la région. A la question « Que penses-tu des syndicats ? » , les réponses négatives sont majoritaires. « Vendus » , « archinuls » , « prometteurs de bonjours » , « trop bien payés pour ce qu’ils font » … figurent parmi d’autres avis fleuris que « la bienséance nous empêche ici de retranscrire » , précise l’historienne…

   La Joc n’est plus très présente sur le terrain, où les Jeunes CSC l’ont remplacée, quand en 1979, Dussart lance un mouvement de grande ampleur pour la réduction du temps de travail. La grève, la plus longue de l’histoire locale, s’avère victorieuse et l’accord intervenu servira d’exemple ailleurs. Mais les Acec entrent déjà en phase terminale. Leur santé décline, les équipements vieillissent, la Société générale revient mais échoue et passe sous le contrôle de Suez, les licenciements collectifs se succèdent, les ventes et les filialisations s’enchaînent. En 1992 disparaît le sigle du « fleuron industriel » , désormais émietté en une série de sociétés et de PME.

   En additionnant les salariés de ces entreprises héritières, on peut estimer qu’il reste quand même des ex-Acec quelque 2300 emplois. Ce qu’il reste des utopies de toutes couleurs est une autre histoire.

P.V.

[1] Adrian THOMAS, Robert Dussart. Une histoire ouvrière des Acec de Charleroi, Bruxelles, Aden, 2021, 498 pp. [retour]

[2] Dynamiques. Histoire sociale en revue, « Militer en entreprise, une réalité polymorphe: l’exemple des Acec » , n° 18, Bruxelles, juin 2022, 55 pp. en pdf, https://www.carhop.be/revuescarhop/ (en libre accès). Outre Adrian Thomas (ULB-Centre d’histoire et de sociologie des gauches), le dossier a pour contributeurs Camille Vanbersy, Amélie Roucloux et Marie-Thèrèse Coenen (archivistes et/ou historiennes au Carhop). [retour]

2 réflexions sur « Les Acec, ce chaudron social »

  1. Les rapports entre Dussart, Gailly et Davister pourraient faire l’objet d’un roman. Robert Dussart a été opéré (à Moscou?) d’un cancer de la gorge et quand il prenait la parole il devait parler à voix très basse ce qui suscitait un silence absolu et une qualité d’écoute exceptionnelle à la mesure de son charisme supérieur encore à celui du communiste anti-stalinien liégeois René Beelen ami de Robert Lambion et partisan de l’intégration du PCB comme tendance au sein du PSB ce que son décès inopiné ne permit pas

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    1. Cher Monsieur Roberti,
      Merci pour cet éclairage. Vous avez connu les acteurs de cette époque. Votre mémoire n’en est que plus précieuse.
      Toutes mes amitiés,
      Paul Vaute

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