
Pas de chauvinisme: c’est à des Allemands que nous devons l’implantation d’une industrie du piano, comme ce fut aussi le cas en France et en Angleterre. Et à en juger par l’étude que Pascale Vandervellen consacre à cette naissance, les anciens Pays-Bas méridionaux et la principauté de Liège ont démarré plutôt petitement [1]. Alors que les concepteurs du mariage du clavier et des cordes frappées – Cristofori, Marius, Schröter, Silbermann surtout – avaient accompli leur œuvre dès le premier quart du XVIIIè siècle, il faut attendre 1761 pour trouver chez nous la première mention d’un fabricant qui propose « des instruments pianoforte, qui sont des clavecins d’un genre nouveau » . Il s’agit, selon le journal Annonces et avis divers, de Fregfried, établi à Bruxelles mais d’origine allemande. Ses produits, de structure verticale, sont présentés comme plus maniables, plus harmonieux et se désaccordant moins facilement que leurs prédécesseurs à cordes pincées.
Mais Fregfried ne semble pas s’être éternisé sous nos cieux. Et quelques années s’écoulent encore avant qu’en avril 1767, un article de la Gazette de Liége – simple homonyme de la Gazette actuelle née en 1840 – fasse état de la vente d’un « clavecin appelé pantalon » qui, d’après la description donnée, présente bien les mêmes caractéristiques que celles des pianos de Fregfried. Deux ans plus tard, le premier concert de piano attesté dans les provinces belges est donné par le compositeur liégeois Jean-Noël Hamal sur un instrument que son neveu a ramené de Rome. La digestion de la nouveauté est cette fois bien engagée. La même année 1769 voit s’établir à Bruxelles le Tournaisien Henri-Joseph Van Casteel, qui sera « le premier vrai pionnier » de la fabrication de pianos sous nos cieux. Maîtrisant parfaitement le métier qu’il a appris à Lisbonne, il bénéficie rapidement de la reconnaissance des musiciens bruxellois. Et il fait aussi des émules. Autre indice: à partir des années 1770, les premières partitions spécifiques pour piano sont éditées à Bruxelles.
La spécialiste, qui est conservateur des instruments à clavier au Musée des instruments de musique de Bruxelles (Mim), a procédé à un recensement d’où ressort, entre le dernier tiers du XVIIIè siècle et le milieu du XIXè, la progression réelle dont on pouvait raisonnablement faire l’hypothèse. Sur la base des instruments conservés, des sources de presse et des documents d’archives, il apparaît que dans les années 1770-1800, une quinzaine de fabricants de piano sont actifs. Entre 1800 et 1830, on passe à 28 – mais parfois éphémères – dont 20 % seulement sont d’origine étrangère. La demande est en croissance dans la bourgeoisie montante. De 1830 à 1850, le nombre d’entreprises s’élève jusqu’à une cinquantaine. Le bémol, si l’on ose dire, c’est qu’au même moment, la seule ville de Londres en compte quelque deux cents et Paris presque autant…
Les deux plus anciens pianos toujours conservés en Belgique sont l’œuvre de Johann-Christian Fuhrmann à Gand en 1776-1777. Ils relèvent du modèle alors dominant, dit « de table » , d’abord prisé dans le monde germanique dont Fuhrmann était sans doute originaire. Les touches diatoniques du clavier de cinq octaves sont recouvertes d’écaille et différents registres sont fournis par une pédale actionnée au moyen du genou ou par des leviers. Parmi les noms qui s’imposent en ces premiers temps figurent aussi les Ermel, une véritable dynastie: Jean-Joseph à Mons, son fils Symphorien à Gand (après peut-être un passage par Bruxelles), Eugène à Namur. On a conservé de Symphorien un très petit instrument de table qui témoigne de l’influence du style anglais. A l’exposition industrielle et artisanale organisée en 1803 à l’hôtel de Ville de Gand à l’occasion de la visite de Bonaparte, il présente un « piano-forte » à deux pilotes et six octaves complètes qui, selon le catalogue, comprend six pédales: « La première travaille comme un étouffoir, la deuxième met au choix deux ou trois cordes en mouvement, la troisième fournit le jeu céleste, la quatrième prolonge les sons, la cinquième est pour le crescendo ou le smorzando, la sixième un tambourin » ! Le fabricant qui est aussi, comme beaucoup, compositeur et musicien, s’est surpassé pour la circonstance. Mais l’entreprise la plus importante et renommée sous l’Empire et le régime hollandais est celle que Jean-Anselme Groetaers et Lambert-Joseph Hoeberechts, venus du Limbourg, ont fondée à Bruxelles. Dans les années 1820, ils produisent 70 pièces par an et emploient huit ouvriers. Le splendide piano à queue en racines de noyer qu’ils fournissent à la cour du roi Guillaume témoigne d’une influence française dominante mais non exclusive, avec des éléments pleinement originaux comme la mécanique des registres. En 1826, les deux associés se séparent pour fonder chacun leur propre maison avec leur(s) enfant(s). Le paysage belge est alors dominé par les pianos carrés à vocation « domestique » , pour l’étude plutôt que pour les concerts ou pour signifier un certain statut social. Cette dernière fonction se développera ultérieurement.

Après 1830, les modèles droits ou verticaux, inexistants auparavant, se répandent et deviendront bientôt les plus courants, ce qu’ils sont toujours aujourd’hui. Mais on reste dans le cadre d’une production artisanale et beaucoup de noms ne font que passer. Le secteur est incertain en raison des investissements importants et de la haute compétence qu’il requiert ainsi que de la concurrence locale et internationale ou encore des droits d’entrée imposés par les pays voisins. 27 % des maisons vivent moins de cinq ans et seulement 34 % plus de vingt ans. Les palmes de la longévité reviennent à Brunon Van Hyfte (Gand) et L. Hoeberechts & fils (Bruxelles puis Liège), qui dureront respectivement jusqu’en 1890 (54 ans) et 1910 (93 ans). Notons aussi que la proportion des fondateurs étrangers reste sous la barre des 30 % et que les grandes enseignes de la période précédente se maintiennent. Du côté des nouvelles, Herman Lichtenthal entreprend à Bruxelles la fabrication de pianos à plus grande échelle, en innovant techniquement et en employant de 32 à 50 travailleurs. La renommée de Jacques-François Vogelsangs égale celle de Hoeberechts et Groetaers une vingtaine d’années auparavant. En Flandre se révèle Jean Dammekens (Gand), considéré par certains spécialistes comme l’équivalent belge du Parisien Jean-Henri Pape. En 1841, il fournit du travail à 66 personnes!
Pendant toute la période étudiée, Bruxelles est restée la capitale du roi des instruments, fabriqué pour le reste essentiellement à Gand et Anvers du côté flamand, alors que la production wallonne, en diminution après 1830, se concentre principalement dans la province de Liège. Mais le bilan créatif demeure plus que modeste. Peu ou pas de brevets relatifs à une invention importante, à l’exception notoire d’Herman Lichtenthal en 1832. « Par manque d’originalité et d’une vraie spécificité, écrit Pascale Vandervellen, les Belges prennent les perfectionnements que la fabrication de pianos connaît dans les pays voisins, parfois avec assez bien de retard » . Les historiens ne sont pas, ou plus, nécessairement triomphalistes…
P.V.
[1] Pascale VANDERVELLEN, De beginperiode van de pianobouw in de Belgische provincies 1761-1851, Gent, Kenniscentrum van het Museum over industrie, arbeid en textiel (MiatFactory), 2015, 25 pp., https://issuu.com/museum_miat/docs/artikel_vandervellen_p- (en libre accès). Une suite a été donnée à cette étude par Pieter BOUCKAERT, De Belgische piano-industrie 1850-1980, id., 17 pp., https://issuu.com/museum_miat/docs/pieter_bouckaert_de_belgische_piano.
Je l’ignorais et je vous remercie pour cet article intéressant. Ma visite au MIM est trop lointaine pour me souvenir d’y avoir vu l’un ou l’autre de ces pianos.
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Très heureux que cet article ait pu vous intéresser. Les pianos dont il est question dans l’étude dont je rends compte ne se trouvent en effet pas tous au Mim. Certains sont conservés au Must (Museum voor Textiel) de Ronse, au Museum Vleeshuis d’Anvers ou encore dans des collections privées.
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