A Vogelsang, des militaires belges au milieu des fantômes de l’élite nazie

Pendant plus d’un demi-siècle, les Forces belges en Allemagne ont occupé à Schleiden (Rhénanie-du-Nord-Westphalie) le site de la forteresse où avaient été formées les élites du régime national-socialiste. Nos militaires y ont vécu parmi les décorations et les sculptures exaltant la mythologie germanique et les « Übermenschen » (1950-2005)

PASBEL20170219a

PASBEL20170219b
En haut, la caserne Van Dooren, érigée par les Belges sur  les fondations, datées de 1941, de ce qui aurait dû être la « maison du savoir » . En bas, un bâtiment administratif doté d’un cinéma de plus de 1000 places, élevé sur les fondations d’un auditorium. (Source: photos P.V.)

   Dans les derniers jours de décembre 2005, sans tambour ni trompette, l’armée belge remettait aux autorités allemandes sa dernière implantation importante en RFA: le camp d’entraînement de Vogelsang, situé sur le territoire de Schleiden en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, non loin de nos frontières (Eupen est à une quarantaine de kilomètres). Dès le 1er janvier suivant, le domaine était intégré au Parc national de l’Eifel.

   Ainsi s’achevait une histoire de plus d’un demi-siècle, au cours duquel nos militaires auraient pu croiser – s’ils existaient – les fantômes des seigneurs de la race aryenne. C’est que ces lieux avaient été, avant la Seconde Guerre mondiale, une des trois « forteresses de l’ordre » (Ordensburgen) où furent formées les futures élites du régime national-socialiste. Depuis septembre 2016, le visiteur y trouve deux musées à la scénographie ultramoderne, dont l’un est consacré à la nature environnante et l’autre à ce que fut l’école des Herrenmenschen. Un livret et un ouvrage de référence ont été publiés à cette occasion, qui font aussi sa place au passé belge du site [1].

   Dominant l’impressionnante vallée où la rivière Urft se fait lac, le Vogelsang (chant d’oiseau) a connu une destinée beaucoup moins bucolique que son nom. C’est à partir de 1936 que les chefs en herbe de l’Allemagne nazie y furent appelés à développer leurs aptitudes – physiques surtout – alors que se poursuivaient les travaux commencés en 1934 sous la houlette du Deutsche Arbeitsfront dirigé par Robert Ley et de l’architecte colognais Clemens Klotz. En 1941, « l’élite » fut envoyée au front et le chantier interrompu. Le complexe reçut alors diverses affectations avant de subir, fin 1944, des destructions dues aux bombardements alliés.

   C’est en 1950 que la « forteresse » fut cédée à l’administration militaire belge, qui allait en faire un centre d’exercices avec stands de tir pour le 1er corps en Allemagne et aussi, à partir de 1956, pour d’autres troupes de l’Otan. Auparavant, les autorités d’occupation britanniques, installées dans la place dès 1946, avaient d’abord envisagé de détruire le Vogelsang en raison de son caractère hautement symbolique, puis finalement décidé d’y installer leur centre de commandement et de garnison. Vae victis…: peu après l’arrivée des tommies, les habitants du village tout proche de Wollseifen, inclus dans la zone d’entraînement étendue sur 42 km², reçurent l’ordre de s’en aller dans les quinze jours. Aujourd’hui ne demeurent de la localité que l’église paroissiale en ruine et quelques souvenirs exposés dans l’ancienne école municipale. Les Belges, de leur côté, firent procéder au transfert du cimetière et des sépultures vers un autre lieu. La même zone recèle aussi le gros œuvre de bâtiments construits dans les années 1980 pour des exercices de combat urbain. Ces vestiges de la guerre froide sont classés comme monuments historiques.

   Dans les premières années, les troupes de notre « dixième province » ont dû vivre dans des baraques en bois ou sous tente. Les bâtiments en dur ont suivi, par la restauration des anciens ou par l’édification de nouveaux. Les chantiers, en tout cas, ont rapidement pris de l’ampleur. « Les Belges, observent les auteurs du livret précité, n’ont pas rompu totalement avec l’architecture du Troisième Reich; d’ailleurs, ils ont reconstruit le bâtiment principal, qui avait subi des dégâts pendant la guerre, de l’ancienne Ordensburg sans s’éloigner de son style original » (p. 76). Les relations des Forces belges en Allemagne (FBA) avec la population locale connurent, par contre, des hauts et des bas. « Avec les bourgmestres voisins, cela n’a pas toujours été optimal, nous a expliqué le capitaine-commandant en retraite Jean-Marie Malaise, qui fit partie des FBA et guide volontiers les visiteurs. Les gens voyaient dans le camp un obstacle pour le développement touristique de l’Eifel. Et pourtant, on fournissait le plus grand nombre d’emplois. Dans les années ’70, le colonel Victor Neels s’est beaucoup investi pour de meilleures relations. Les Allemands l’ont honoré. Non seulement il a reçu la Croix du mérite de l’Etat allemand, mais il y a un pont sur l’Urft qui porte son nom pas très loin d’ici. C’était une mesure exceptionnelle pour un étranger, vivant par surcroît » .

   Sur l’éperon rocheux de la « forteresse » , d’autres traces des 55 années de présence belge sont appelées à demeurer. Ce ne sera peut-être pas le cas de la caserne Van Dooren érigée par nos compatriotes pour y héberger 900 soldats sur trois niveaux. Aujourd’hui sans emploi, elle risque d’être un jour détruite. On retrouvera alors les fondations de 1941 sur lesquelles elle avait été construite et qui auraient dû être celles de la « maison du savoir » (Haus des Wissens) prévue dans le cadre des extensions du Vogelsang nazi. Un mur de soutènement datant de 1938-1939 a servi de mur extérieur nord. L’ensemble a été enduit de roche naturelle (grauwacke) dans le plus pur style « vogelsangien » .

   Dès l’entrée, en revanche, de part et d’autre du passage du corps de garde, les lions évocateurs de notre héraldique nationale sont toujours bien présents. Ils ont pris après la guerre la place des aigles nationaux-socialistes. A l’ouest du bâtiment principal, l’état-major belge a aussi profité de fondations présentes, celles d’un auditorium cette fois, pour élever un bâtiment administratif doté d’un cinéma de plus de 1000 places. Pour les loisirs des hommes qui ne pouvaient trouver aucune ville à proximité, ce n’était pas du luxe! La salle a été soigneusement préservée: le matériel de projection mis à part, tout y est d’époque, de la teinture murale aux sièges et à l’éclairage. On a là un rare témoin de l’architecture cinématographique des années ’50. Les gestionnaires actuels, regroupés dans la société Vogelsang IP, en ont fait un centre culturel polyvalent. Pour les mêmes raisons patrimoniales, ils conservent la station-service du champ de manœuvre, elle aussi typique des fifties avec son plan ovale, son toit plat et ses deux pavillons en demi-cercle. Il s’agit même d’un monument historique classé depuis 2006. Les deux pompes à essence ont malheureusement été remplacées. Une chapelle témoigne également de « l’ère belge » .

   Les FBA, on l’a dit, ne se sont pas cantonnées dans leurs nouveaux locaux. Elles ont aussi investi ceux de l’ex-Ordensburg hitlérienne, cohabitant avec les inscriptions de propagande, les mosaïques lourdes de symboles, les décorations inspirées de la mythologie germanique, les statues et les blocs muraux représentant des Übermenschen au corps athlétique… Seuls les emblèmes trop criants, comme les svastikas, ont été retirés. Nos soldats ont mangé et notre état-major a tenu ses réunions dans la cantine de l’ex-ennemi qui a gardé son état original. La maison du personnel féminin de Vogelsang, transformée en hôpital pendant la guerre, est devenue le quartier des officiers belges. Des huit logements, appelés « maisons de la camaraderie » , épargnés par les bombes, on a fait des casernes. Il en est allé de même pour les « maisons de la centaine » construites en vue d’accueillir un nombre accru de cadets de l’ordre nouveau.

   Ces recyclages en valent après tout bien d’autres, comme ceux qui ont permis au théâtre de Sarrebruck, au centre des congrès de Nuremberg ou au stade olympique de Berlin de reprendre du service. De la station balnéaire monumentale de Prora, sur l’île de Rügen, destinée au peuple aryen méritant, un projet prévoit la réhabilitation partielle pour en faire un complexe hôtelier de luxe…

P.V.

[1] Frank ENGEHAUSEN, Klaus RING & Stefan WUNSCH, L’Ordensburg national-socialiste de Vogelsang, trad. de l’allemand, Dresden – Schleiden, Sandstein Verlag – Vogelsang IP Gemeinnützige GmbH, 2016, 81 pp. ­– L’ouvrage fondamental est Klaus RING & Stefan WUNSCH, dir., Bestimmung: Herrenmensch. NS-Ordensburgen zwischen Faszination und Verbrechen, Dresden – Schleiden, Sandstein Verlag – Vogelsang IP Gemeinnützige GmbH, 2016, 384 pp. – On peut aussi se reporter sommairement à Vogelsang IP Internationaler Platz im NationalPark Eifel. Auf einen Blick, Schleiden, Vogelsang IP, 2016, 76 pp., ainsi qu’au site http://www.vogelsang-ip.de, qui présentent également les différents aspects du parc national. 

%d blogueurs aiment cette page :