
Une idée encore répandue veut que les villes médiévales aient eu l’exclusivité des concessions mutuelles de pouvoirs au prince et de libertés aux habitants, dont les chartes constituent la forme la plus accomplie. Les campagnes, dans cette perspective, auraient été une sorte de Far West, certes non sans foi, mais certainement sans loi autre que celle du plus fort. La vision d’un seigneur qui n’en fait qu’à sa guise face à des paysans taillables et corvéables à merci n’a pas fini d’inspirer maintes productions littéraires, cinématographiques, télévisuelles… Et pourtant, elle a depuis longtemps déserté les travaux des historiens.
Parmi d’autres, une vaste édition de sources, qui vient d’arriver à son terme, témoigne d’une réalité autrement policée que ne le donnent à penser les représentations courantes. Il s’agit des actes, accords, sentences, règlements, ordonnances… émis dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, alors largement partie intégrante de la principauté de Liège, entre le XIIIè et le XVIIIè siècle [1]. Une durée d’autant plus longue que bon nombre de documents parmi les plus anciens relaient une tradition orale encore plus antérieure.
La quête avait été initiée en son temps par le professeur Léopold Genicot (UCL) et fut poursuivie par son assistante Rose-Marie Allard. L’ultime volume en résultant contient 153 documents qui se rapportent à la seigneurie de Florennes. Parmi eux figurent 43 « records » , destinés à faire reconnaître les coutumes en usage. De la vie rurale en ressort une image des plus diversifiées, par-delà la toile de fond que tisse l’importance de l’agriculture et de l’élevage, du bois et du moulin.
Le plus ancien record conservé de la haute cour de justice seigneuriale, daté du 21 mai 1452, a été sollicité par les Florennois eux-mêmes, désireux de pouvoir faire de la pâtisserie dans leurs propres fourneaux plutôt que dans le fourneau banal relevant du seigneur et d’un exploitant, dont l’usage implique le paiement d’une redevance. Appelés en « rencharge » (consultation juridique), les échevins de Liège équilibrent savamment les droits des uns et des autres: les habitants peuvent se servir de leurs propres fours pour « faire et cuire flaons et tartelettes et autres mesmes refrais » , mais il leur est interdit de les prêter ou de les louer à d’autres ( « prester, loweir, redrechier à aultre » ), histoire de ne pas faire concurrence aux possédants du four banal (VII, 2, pp. 24-25).
Florennes dispose depuis 1189 d’une charte accordée par le seigneur Hugues de Rumigny (VII, 1, pp. 21-24). A son avènement, le maître prête les serments avant de recevoir les promesses de fidélité de la « capitale » et des villages. Dans un record de 1563, le maire et les échevins décrivent la scène qui s’est déroulée dans le jardin de l’abbaye, en présence de tous les bourgeois « ou pour le moins la plus saine partye d’yceulx » . Le seigneur baron les a assurés « de leur estre bon et léal seigneur ratiffiant pour bonnes, fermes et stables les chartes, previlèges et anchiennes usages maintenues depuis la daette d’icelles » (VII, 9, pp. 36-37).
L’histoire ne dit pas – du moins pas ici – si ces engagements seront en tous points respectés. Mais dans le cas contraire, la population n’est pas sans recours. A la base, les échevins sont généralement proches d’elle et dans la région sambre-et-meusienne, le maire lui-même est le plus souvent l’un de ces échevins, ce qui en fait un défenseur des intérêts des paysans plutôt que de ceux du seigneur. Au sommet, outre qu’on peut aller en appel contre des décisions de la haute cour devant la cour échevinale de Liège, le prince-évêque ou son conseil ordinaire interviennent si nécessaire. C’est le cas en 1762 par une ordonnance destinée à mettre fin aux « brouilleries qui divisent depuis longtemps la communauté de Florennes » (t. I, XVIII, 28, cité p. 10). Ce l’est plus souvent quand le souverain est appelé à arbitrer des conflits. Ainsi demande-t-il, en 1709, des comptes aux seigneurs de Florennes, de Daussois et de Soumoy, entre autres, par une apostille à une supplique des maîtres de forges contre les « droits de winage et tonlieu » (taxes sur la circulation des marchandises) imposés aux charretiers voiturant leurs matériaux (VII, 67, pp. 115-119). C’est aussi au prélat régnant qu’en 1739, un avocat ayant reçu procuration des « bourgeois, manants et habitants de Florennes » demande « un octroy pour pouvoir imposer sur chaque animal et chariot etc. telle cotisation qu’il plairat à Saditte Altesse et ses Estats leur accorder » en vue de la construction et de l’entretien d’une chaussée (VII, 87, p. 148).
Très classiquement, les archives font état, dès le XIIIè siècle, des rivalités entre le château et l’abbaye Saint-Jean-Baptiste de Florennes dont les supérieurs cèdent fréquemment aux tentations du pouvoir temporel. Ainsi Erard de La Marck joue-t-il les médiateurs, en 1517, dans différents litiges entre Antoine de Vaudémont et l’abbé Jean de Give « affin d’entretenir ung chacun en son droit, avec ce les paciffier et concorder à leurs espéciales requestes » (VII, 30, pp. 63-65). Autrement singulière, la ratification par la communauté de Florennes, en 1774, d’un accord intervenu avec le seigneur concernant la nomination du bourgmestre, la régie et l’administration des biens et revenus de la communauté est cosigné par les ratifiants et par les opposants, répartis en deux colonnes! Les marques « + » de ceux qui ne savent pas écrire y sont nombreuses (VII, 96-97, pp. 156-163).
Quant à la communication des textes d’intérêt général, elle sera le plus souvent orale, comme on peut s’y attendre. Par exemple, le contenu de l’ordonnance de Claude de Glymes interdisant aux « bourgeois et habitants de notre ville, mairie et terre de Florennes » de posséder et d’utiliser des chiens de chasse nuisibles à son gibier « at esté publié au son du tambour incontinent après la publication faite de la franche foire de Florennes pour le terme de may 1682, sur la place proche le puits devant l’abbaye Saint-Jean et Maure » , en présence du mayeur échevin et des autres échevins (VII, 56, pp. 104-105). Autre modus operandi le 11 juin 1764 à Villers-le-Gambon: l’abolition des corvées (travaux agricoles) et leur remplacement par un paiement annuel sont annoncés par le curé de la paroisse lors du prône de la messe ainsi que par le sergent du lieu se rendant de maison en maison (XXVI, 9, p. 226).
A noter que les documents du présent recueil ne sont pas tous conservés sous nos cieux, loin s’en faut. C’est au dépôt de Žlutice, dans l’actuelle République tchèque, que Marie-Rose Allard a retrouvé les archives de la seigneurie de Florennes, arrivées là après bien des pérégrinations. Le dernier seigneur local, Frédéric-Auguste de Beaufort-Spontin, s’était exilé en Autriche quand la France révolutionnaire occupa la Belgique.
P.V.
[1] Rose-Marie ALLARD & Philippe GODDING, éd., Sources du droit rural du quartier d’Entre-Sambre-et-Meuse, t. III, Bruxelles, Service public fédéral Justice (coll. « Coutumes du pays de Liège » , VI), 2014, 439 pp. Ce dernier volume a été publié… 33 ans après le deuxième (1981) et 46 ans après le premier (1968)! Il contient, à propos des tomes I et II, cinq pages et demie de corrigenda bien tassés, portant sur une impressionnante série de coquilles. A se demander si on n’avait pas oublié de relire les épreuves…