
A Battery Park, sur la pointe sud de Manhattan, se dressent deux monuments dédiés aux colons qui, en 1626, achetèrent aux Indiens cette partie de l’île qui porte leur nom (Manhattes ou Manhattans, liés à la nation Delaware). Le prix défiait toute concurrence: quelques tissus, outils et ustensiles européens pour une valeur de 60 florins d’époque (environ 800 euros actuels, à la grosse louche bien sûr). Ces fondateurs appartenaient à la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, mais ils provenaient en grande partie de nos régions. Là où ils élevèrent une palissade en bois pour se protéger passe aujourd’hui Wall Street, alors que le chemin qu’ils empruntaient pour l’acheminement du blé – breedweg – est devenu Broadway. A la tête de la communauté, Pierre Minuit, qu’on voit en transaction avec un chef autochtone sur un bas-relief à l’entrée du parc, fut longtemps considéré comme un natif d’Ohain, une section de la commune de Lasne dans le Brabant wallon. C’était toutefois erronément, comme le confirme encore Yves Vanden Cruysen dans la biographie qu’il a consacrée au pionnier majeur de New York [1]: les racines familiales de cette grande figure se situent bien dans l’espace belge, mais il faut aller un peu plus au sud, à Tournai, pour les retrouver.
Les archives de la ville aux cinq clochers ont en effet livré une pièce décisive, où il est fait mention de l’arrière-grand-père de Pierre Minuit, porteur du même prénom. Le document est un acte de succession, daté du 12 décembre 1556, par lequel sa veuve lègue à ses enfants une maison sise rue Pontoise ainsi qu’une importante somme d’argent. Si l’arrière-petit-fils naîtra sous d’autres cieux, c’est pour des raisons auxquelles la grande déchirure religieuse du XVIè siècle n’est pas étrangère. Le protestantisme, en effet, s’est fortement implanté dans le comté de Hainaut. Un Salomon Minuit, fils de l’arrière-grand-père, compte parmi les victimes de la répression déclenchée à la suite des saccages commis par des réformés iconoclastes en 1566. Pour les autres membres de la famille, il est alors clair que la fuite s’impose. Ainsi Jehan, neveu de Salomon, s’installe-t-il avec sa femme et ses enfants à Anvers où Pierre, fils du même Salomon, tient déjà un commerce. Le choix de la Métropole n’est pas fortuit: les calvinistes y tiennent le haut du pavé et cela durera jusqu’à la reprise par les Espagnols en 1585. Les liens, en outre, sont étroits entre les habitants des deux cités scaldéennes.
Anvers n’est cependant pas le terminus pour tout le monde. Après quelques années, un des fils de Jehan, appelé lui aussi Jehan, choisit de s’expatrier vers l’Allemagne. Sa présence à Wesel, ville hanséatique du duché de Clèves, est attestée aux alentours de 1580. Son épouse Sara, dont on ne connaît pas l’origine, lui donnera deux enfants, Maria et Pierre Minuit. Ce dernier, venu au monde vers 1585, est vraisemblablement l’homme qui achètera Manhattan.

A ce moment s’impose de plus en plus nettement le caractère irréversible de la scission entre le nord et le sud des Pays-Bas, accompagnée du dispatching de la population en fonction de sa confession. Les Minuit, comme d’autres exilés, se rendent compte qu’ils ne retourneront jamais au pays. « Ils vont donc s’adapter aux coutumes de ceux qui les ont accueillis, écrit Yves Vander Cruysen, ne sauvegardant que leur langue et leur religion plusieurs siècles durant. Seuls leurs patronymes vont subir des adaptations dues à leur prononciation » .
Basé sur des recherches archivistiques dans les localités concernées, notamment celles du cercle tournaisien Apis Tornacensis, l’ouvrage consolide les données généalogiques sur lesquelles les chercheurs se sont généralement accordés ces dernières années. L’auteur, qui a été journaliste avant de devenir très durable échevin de Waterloo, en charge notamment de la Culture, arrive ensuite au moment décisif de la destinée du personnage, celui de son engagement par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (CIO, par Indes occidentales, on entend en fait l’Amérique). A lire cette étude et d’autres sur le même sujet, sans doute les Minuit ont-ils noué précédemment des relations commerciales avec les Provinces-Unies, qui peuvent expliquer la présence du rejeton à Amsterdam (après Utrecht dans un premier temps). Son origine est de nature à intéresser les responsables de la société de marchands dont une toute jeune colonie, établie sur les bords de l’Hudson, est alors peuplée de protestants wallons assez indisciplinés (« wallons » étant le terme en usage dans les Pays-Bas pour désigner ceux qui parlent une langue romane). Il s’agit d’organiser et, bien sûr, de rentabiliser. C’est donc un homme à poigne, espère-t-on, qui traverse l’Atlantique en 1626 après une première mission exploratoire. Arrivé sur place, il est nommé gouverneur du Nieuw-Nederland, appelé aussi Nova Belgica ou Novum Belgium (comme quoi…). L’acquisition des terres noyau de la future New York (alors Nieuw-Amsterdam) a lieu peu après.
Tout semble réussir au nouveau maître et pourtant, en 1632, sa mission s’achève abruptement. Accusé d’adultère par un pasteur, dans des lettres adressées à la direction de la Compagnie, Pierre Minuit est rappelé par celle-ci. Il passe par la suite au service de la reine Christine de Suède pour laquelle il ira fonder la colonie de Fort Christina dans le Delaware (Wilmington aujourd’hui). Ce sera son dernier voyage: au retour, passant par les Caraïbes, son bateau disparaîtra dans un ouragan, le 5 août 1638.
Faut-il attribuer au parfum de scandale émanant des derniers temps du gouverneur de la Nouvelle-Belgique le large oubli dans lequel il est tombé ensuite ? L’explication peut aussi tenir au peuplement massif par des Néerlandais, supplantant rapidement les Wallons de souche à Manhattan. Et les Néerlandais comme les Anglo-Saxons, on le sait assez, préfèreront se souvenir du Frison Peter Stuyvesant, arrivé en 1647 et auquel les Anglais devront d’avoir pu s’emparer de la colonie, pratiquement sans combat, en 1664. « Les Wallons n’étaient qu’un détail de l’histoire néerlandaise de New York » , a-t-on pu lire il n’y a pas si longtemps dans le magazine amstellodamois Trouw, cité par Vander Cruysen!

Ces dernières années, pourtant, la mémoire de Minuit a repris quelque peu ses droits. A la pointe sud de Manhattan, où les touristes embarquent pour visiter la statue de la Liberté et Ellis Island, se trouvent une Peter Minuit plazza et une nouvelle station de métro où est reconstitué un fragment du mur construit par les Wallons. Les monuments de Battery Park évoqués au début de cet article sont tout proches. Ironie de l’histoire: l’un des deux, une stèle de pierre de Soignies, offerte en 1924 par le Conseil provincial du Hainaut à l’occasion du tricentenaire de la ville, ne rend pas hommage à l’ascendance tournaisienne du gouverneur des débuts – ignorée à l’époque –, mais bien aux tout premiers arrivés, les « colons wallons qui vinrent en Amérique, à bord du Nieu Nederlandt, à l’inspiration de Jessé de Forest, d’Avesnes, alors dans le comté de Hainaut » . Inspirateur et non fondateur car de Forest est mort lors d’une reconnaissance sur les côtes de Guyane dès 1624. Autre trace, cette fois dans le nord de l’île new-yorkaise: depuis 1954, l’Inwood Hill Park comporte, à l’endroit où l’achat aurait été négocié avec les Indiens, un monument appelé le Shorakkopoch Rock, où les ténors de la cause des First Nations viennent déplorer la première dépossession de leurs terres. Dans de tout autres registres, Groucho Marx et Bob Dylan ont, eux aussi, entretenu le souvenir de Pierre Minuit. Le premier l’incarne dans la comédie The Story of Manking d’Irwin Allen, réalisée en 1957. Le second l’évoque dans sa chanson Hard Times in New York Town de 1962 en ces termes, contestataires comme il se doit: « Mister Hudson come a-sailing’ down the stream / And old Mister Minuet paid for his dream / Bought your city on a one-way track / ‘F I had my way I’d sell it right back. » (Que nous traduirons librement ainsi: « Monsieur Hudson en bateau à voile a descendu le courant / Et le vieux Monsieur Minuit a payé pour son rêve / Il a acheté votre ville dans une voie à sens unique / Si je le pouvais, je la revendrais directement. » )
Curieusement, c’est alors qu’on évaluait mieux son rôle dans l’histoire du Nouveau Monde que l’origine supposée de l’enfant d’exilés belges à Wesel – où il a aussi son monument – est allée se perdre à Ohain. Ici, toutes les filières permettant de remonter à la source de l’erreur (qui a copié qui ?) débouchent invariablement sur l’avocat et écrivain Robert Goffin et sur son livre intitulé De Pierre Minuit aux Roosevelt, l’épopée belge aux Etats-Unis, paru en 1943 chez l’éditeur new-yorkais Brentano’s. Parti outre-Atlantique pour échapper à l’occupation allemande, l’auteur espérait, par ce rappel d’un passé commun, sensibiliser l’opinion américaine au sort de la Belgique. Comme par hasard, il était né… à Ohain. Et il avait plus que tendance à mêler son imaginaire au réel historique. Mais la forte personnalité de ce disciple de Polymnie plutôt que de Clio, membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises et président du Pen Club, conféra longtemps autorité à son ouvrage dont une nouvelle mouture fut publiée en 1970 par l’Institut Jules Destrée.
Remarquablement, c’est un autre Ohinois et historien local, Jacques Mévisse, qui porta, plus d’un demi-siècle après l’édition première, le coup fatal à la rumeur [2]. De ses recherches dans les sources généalogiques, il ressort qu’aucun Minuit n’est mentionné à l’époque dans le village brabançon et pas davantage dans ses environs. L’hypothèse tournaisienne devient ainsi la seule reposant sur des pièces substantielles.
La localité lasnoise n’a pas pour autant renoncé à ses toponymes qui, tels l’avenue Pierre Minuit ou l’avenue de Manhattan, font référence à la naissance de la future Big Apple. Ces noms demeurent, comme la mémoire d’un rêve américain évanoui.
P.V.
[1] Pierre Minuit. L’homme qui acheta Manhattan, Bruxelles-Paris, Jourdan, 2013, 227 pp.
[2] De Robert Goffin à Pierre Minuit le Hennuyer (ou la fin d’un mythe), Cercle de généalogie et d’histoire de Lasne, 2001, 40 pp. http://www.cerclehistoirelasne.com/, rue de la Closière, 1380 Lasne. Cfr notre « grand angle » dans la Libre Belgique du 11 déc. 2001, http://www.lalibre.be/culture/livres-bd/ohain-a-perdu-new-york-51b8761ae4b0de6db9a68098.
Quelle époque passionnante!
Il serait donc né la même année (1585) et dans la même ville (Anvers) qu’un autre tournaisien trop peu connu des belges : Jacob LE MAIRE.
Pour rappel, Jacob Le Maire, fils du fondateur de la Australische Compagnie (Isaac Le Maire) a découvert le détroit de Le Maire, puis le Cap Ho(o)rn le 29 Janvier 1616. Il est malheureusement décédé le 31 décembre 1616 à Bantam avant le voyage de retour de son bateau, confisqué par la V.O.C. et renommé Zuyder Eendracht.
On ne saura jamais si il a pu croiser l’équipage de l’autre Eendracht dont l’OpperKoopman était le liégeois Gilles Mibaise.
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Bonjour monsieur le professeur et merci pour ce commentaire. Epoque passionnante en effet. On peut trouver des Belges sous toutes les latitudes ou peu s’en faut. A l’intention de nos lecteurs qui ne le connaîtraient pas encore, je signale votre site Internet bien instructif consacré à Gilles Mibaise, premier Européen à avoir débarqué sur le sol australien: http://stayinliege.be/mibaise_fr.html. J’en ai fait une présentation dans La Libre Belgique – Gazette de Liége en octobre 2016, http://www.lalibre.be/regions/liege/histoire-premiers-pas-en-australie-5810c4bfcd70fdfb1a582664.
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