Que l’oralité ait été longtemps le mode principal de transmission de la littérature au plus grand nombre, on le sait assez. Les fêtes, les foires ou de grands événements tels que les Joyeuses Entrées offraient autant d’occasions de représenter des pièces de théâtre, de réciter des poèmes, d’interpréter des chansons, les œuvres en langue vernaculaire étant elles-mêmes bien souvent conçues à cette fin. Mais la diffusion des écrits hors des livres était loin de se limiter à ces seules performances. Pour illustrer les autres modalités en vigueur à l’aube des temps modernes, Samuel Mareel (museum Hof van Busleyden Malines, musée royal des Beaux-Arts Anvers, Université de Gand) s’est penché sur les chemins empruntés par les textes réunis dans le Testament rhetoricael d’Eduard de Dene [1]. Il s’agit d’une anthologie monumentale – environ 300 textes et 25.000 vers –, à la manière du Testament de Villon, d’un auteur célèbre notamment pour ses fables (De warachtighe fabulen der dieren). Né et mort à Bruges (v. 1505 – v. 1578), notaire et juriste, il était aussi membre de deux chambres de rhétorique, ces lieux, en plein essor dans les anciens Pays-Bas, où se réunissaient des écrivains et artistes d’un même métier ou d’un même quartier.
La plupart des textes du manuscrit de de Dene, daté de 1562, sont des legs à des personnes, des autorités, des institutions (ordres monastiques, églises paroissiales, confréries…). Une deuxième partie s’adresse à des catégories de gens divisées selon les sept péchés capitaux. Le fonctionnement « performatif » de certaines de ces pages s’éclaire notamment à travers le cas des épitaphes formulées en des termes tels qu’on les suppose fixées sur la tombe du défunt. « Ci gît la chair de Lancelot Blondeel, autrefois travailleur à la truelle de maçon » , lit-on à propos d’un peintre et ingénieur. « Ci gît la chair de quelqu’un qui était rempli de bombance peccable » , suggère même, pour sa propre épitaphe, l’auteur conscient de ce que sa vie ne fut pas toujours édifiante! A propos du poète dramatique Cornelis Everaert, il s’adresse directement à « vous qui venez maintenant ici pour réfléchir » . On n’a pas retrouvé, à ce jour, de vers du rhétoriqueur dans un cimetière, mais lui-même précise, sous une épitaphe pour le poète Jan de Scheerere, qu’elle fut placée « voor zyn Sepultueren » (devant sa tombe). Au moins certains de ces textes semblent donc bien avoir été d’abord destinés aux champs de repos avant d’être recueillis dans le Testament.

Dans un autre genre, le chronogramme écrit pour la chapelle de l’école des Bégards (aujourd’hui l’école brugeoise des Beaux-Arts) est, lui, toujours bien visible à l’entrée. Il a même fait l’objet d’une restauration en 2001-2002. Evoquant une tombola qui avait permis d’effectuer des travaux dans cet établissement pour orphelins et enfants abandonnés, l’écrivain suppose un lecteur présent devant l’édifice, à qui il peut montrer « ce travail » , « comme chacun peut le voir » , et qu’il invite à lire les lettres rouges pour compter l’année (les lettres numérales d’un chronogramme étant censées la fournir).
Quand il est question de conseils ou de recommandations à des destinataires bien spécifiés, il peut être difficile de dire si l’auteur était présent physiquement pour les énoncer ou s’ils ont été conçus comme des inscriptions à placer en un endroit déterminé. C’est le cas pour la délicieuse « ordonnance » léguée à la Gilde de saint George, afin d’inciter « chaque confrère qui se trouve à table dans la salle » à ne pas se

laisser aller, dans l’euphorie d’une éventuelle ivresse, à commettre des dégâts. « Celui qui cassera, abîmera, ou jettera grossièrement / Un verre ou autre gobelet ici » est averti qu’ « il devra payer la valeur de l’objet en question / Deux fois, avant qu’il ne quitte la cour » . La pertinence du propos ne valant pas pour une seule agape, on peut penser qu’il était plutôt inscrit que dit. On en connaît d’ailleurs bien d’autres exemples, comme le poème sur la manière de gouverner la cité, daté sans doute du XVè siècle, qui figure toujours sur une poutre maîtresse de l’hôtel de Ville de Bruxelles, dans l’actuelle salle des mariages. C’est ce même rôle d’exhortation aux notables et dignitaires que jouaient les nombreux tableaux de justice. L’affichage pouvait servir tout autant à l’édification des particuliers, comme en témoigne l’hymne à sainte Véronique accroché au mur dans le Portrait d’un jeune homme de Petrus Christus.
Qui dit inscription ne dit toutefois pas forcément permanence de la communication. Certaines peuvent s’adresser non seulement à un public défini mais aussi en un moment précis. Un refrein de de Dene pour l’église Sainte-Walburge était ainsi censé être lu une fois par an, à Pâques, quand les fidèles venaient communier. On ne sait pas s’il était visible le reste de l’année. Le poème sur la Cène destiné à l’église Sainte-Croix précisait lui-même où et quand il devait être affiché pour que personne ne s’approche de l’autel « dans l’habit de la pécheresse » et que chacun y vienne « avec Révérence » . Pour élever l’âme des fidèles, le texte ne se suffisait pas à lui-même: il devait interagir avec l’endroit, le rite, le temps pascal.
Ainsi la littérature inscrite rejoignait-elle, à bien des égards, celle qui donnait lieu à représentations orales dans le cadre de spectacles de rue. Ces deux pratiques, constate Samuel Mareel, sont « gouvernées par un même principe performatif qui consiste en la confrontation consciente d’un texte avec un lieu, un moment et un public spécifiques » . Si le livre, qui n’atteint qu’une minorité, se maintient aisément dans la durée et se déplace facilement dans l’espace, autre chose est de déterminer par qui, où et quand on pourra être lu ou entendu. Aux moyens de de Dene à cette fin s’en ajoutent d’autres, tels la distribution de feuilles volantes et de pamphlets, la figuration sur des objets courants où l’apposition sur des murs, des arbres, des monuments…, à charge pour ceux qui savent lire d’informer les autres du contenu. Au fond, est auteur – talentueux ou non – celui qui n’a nul besoin d’être physiquement présent pour parler, hic et nunc. A l’ère numérique, c’est devenu le cas de tout le monde ou presque, pour le meilleur ou pour le pire.
P.V.
[1] « Inscription et performance dans le « Testament rhetoricael » d’Eduard de Dene (Bruges, 1562) » , dans Le Moyen Age, t. CXXII/2, 2016, pp. 327-339. http://www.cairn.info/revue-le-moyen-age.htm, Université de Liège, département des sciences historiques, histoire du Moyen Age, quai Roosevelt 1b (bâtiment A4), 4000 Liège. – Le Testament rhetoricael est en libre accès sur le site de la très précieuse Digitale bibliotheek voor de Nederlandse letteren (DBNL), http://www.dbnl.org/tekst/dene001test01_01/.