S’arrêter à Outrelouxhe, sous la protection du dieu Mercure

Le relais routier romain d’Elmer à Outrelouxhe (Modave) procurait aux voyageurs et commerçants le repos, le ravitaillement et le changement d’équipage. Ils y trouvaient aussi la statue de leur divinité. La cave fut dotée d’un système de drainage des eaux dont on connaît peu d’équivalents (Ier siècle avant J-C – IIIè siècle après J-C)

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Le relais routier d’Outrelouxhe tel qu’on peut se le représenter dans la dernière phase de ses aménagements. (Source: Jacques Witvrouw, n. 1)

   Partie intégrante du réseau principal établi au Ier siècle avant J-C sous l’impulsion d’Agrippa, la grande voie romaine qui reliait Metz à Tongres en passant par Arlon a laissé un héritage à Outrelouxhe, village de la commune de Modave, aux confins du Condroz central et de l’Ardenne condruzienne. Les débris de matériaux de construction antiques, apparaissant lors des labours sur un terrain agricole, y ont en effet révélé la présence des rares vestiges d’un de ces petits relais routiers où les voyageurs, au début de notre ère, pouvaient trouver le repos, se ravitailler et changer d’équipage. Trois campagnes de fouilles de sauvetage (en raison d’un projet de lotissement) y ont été menées de 1996 à 1999 par le Cercle archéologique Hesbaye-Condroz, sous la direction de Daniel Witvrouw. Le rapport a été publié une quinzaine d’années plus tard [1].

   L’établissement mis au jour s’inscrit dans le cursus publicus, parfois appelé aussi vehiculatio, organisé à partir d’Auguste pour assurer les échanges au sein de l’Empire. On y distinguait différents lieux d’arrêt, les plus importants étant les mansiones, maisons d’étape pour la nuit, censées se trouver à des intervalles de 30 à 36 kilomètres, alors que les plus modestes mutationes, tous les 15 kilomètres environ, servaient de relais intermédiaires (les distances pouvant varier en fonction des difficultés du parcours). Les dimensions du site d’Outrelouxhe pourraient le situer dans la seconde catégorie. Selon les archéologues, il est toutefois plus probable qu’on soit en présence d’une simple taberna, un établissement non officiel. Notons que nombre d’autres termes ont existé pour désigner ces gîtes et autres auberges.

   La non-appartenance de la halte outrelouxhoise à la chaîne du cursus expliquerait sa localisation rurale, hors des agglomérations locales que sont Clavier-Vervoz, Amay-Ombret (lieu de franchissement de la Meuse) ou la station toute proche de Strée, à 600 mètres au sud, dont le nom ancien fait référence à la route (strata). Dans l’organisation de la Gaule romaine par les deux empereurs précités, le Condroz semble avoir formé une unité territoriale (pagus), avec Clavier-Vervoz pour chef-lieu, à l’intérieur d’une entité plus large organisée autour de Tongres (civitas Tungorum). L’agriculture y constituait l’activité économique principale, ce qu’elle est d’ailleurs restée jusqu’à nos jours. Les nombreuses exploitations antiques retrouvées témoignent d’une densité relativement importante.

   Que trouvaient ceux qui s’arrêtaient à la taberna, en empruntant son chemin d’accès empierré, rattaché à la voie principale qui, dans cette zone, coïncide avec le tracé de la route actuelle de Strée à Rausa ? Notamment, selon toute vraisemblance, une divinité qui leur était chère. De manière inattendue, écrit Jacques Witvrouw, les fouilles ont révélé des fragments d’une statue en ronde-bosse « que certaines caractéristiques nous permettent d’identifier comme une représentation du dieu Mercure: le dieu des voyageurs et du commerce » . La présence d’un cellier et de bains est aussi typique des relais, même de moindre importance sur la voie Metz-Tongres. Les pièces et fragments recueillis témoignent de l’activité liée aux voyages et aux transports: charrerie, harnachements d’équidés, hipposandales… S’y ajoutent des restes d’animaux de trait ou de charge, des scories et aussi un lot important de mobilier céramique (3199 tessons dont 381 individus). Celui-ci comprend essentiellement de la vaisselle de table et de cuisine, en provenance d’officines régionales pour la majeure partie, même s’il s’y trouve quelques apports extrarégionaux, principalement d’Argonne, de Rhénanie inférieure (vaisselle de table), de Bavay et environs (mortiers). Les quelques importations plus lointaines sont limitées aux amphores méditerranéennes et à la vaisselle en terre sigillée du centre de la Gaule.

   Les données archéologiques permettent en outre de distinguer plusieurs phases dans l’aménagement de l’espace. La plus ancienne, dès avant les implantations romaines, se limite à un chemin local, légèrement excavé avec deux ornières profondes, reconnu sur une longueur cumulée de 62 mètres au nord-ouest de la zone de fouille.

   Viennent ensuite une ou plusieurs constructions en bois, attestées par des trous de poteaux et quatre fosses quadrangulaires, qu’on ne peut dater avec précision (IIè siècle après J-C ?).

   Leur succède le relais routier en pierre, vaste bâtiment rectangulaire de 11 mètres sur 21 aux murs maçonnés, situé au centre d’un fossé ovalaire de quelque 50 mètres de diamètre avec deux ouvertures. « Ce fossé, précise le rapport, ne constitue en aucun cas un système défensif: il est destiné en premier lieu à assurer le drainage du site dont l’humidité est attestée tant sur le plan archéologique que sur le plan toponymique » . Le lieu-dit où s’étendent les vestiges ne porte pas pour rien le nom d’Elmer, d’origine germanique, qui signifie « étang » ou « mare » , une manière de souligner son caractère humide. La fonction de drainage n’exclut toutefois pas une fonction complémentaire de clôture. Quant à l’édifice, ses dimensions et ses fondations, correspondant à celles d’une habitation de bonne hauteur, excluent qu’il se soit agi d’un espace fermé à ciel ouvert. Il devait comporter normalement une toiture, partiellement ou totalement de tuiles.

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Le chantier de fouille de l’aile sud où ont été notamment mis au jour une cave (à gauche), une cage d’escalier (à droite) et un bain froid (l’exèdre à l’avant-plan). (Source: n. 1)

   Le troisième temps de l’occupation, sans doute peu après le deuxième, est celui qui voit la construction initiale s’enrichir sur son flanc sud d’une aile comportant le cellier et les bains. De cet ensemble, la cave (4 x 2,3 mètres à l’intérieur) est relativement bien conservée, « même si son remblai a été partiellement perturbé par des travaux de fouilles antérieurs aux nôtres » , relève Jacques Witvrouw. Les dégradations liées à l’eau et au gel avant le comblement du domaine n’étonneront pas, compte tenu de ce qui a été dit de la nature du terrain. Celle-ci est encore soulignée par la présence, toujours dans la cave, d’un système de drainage des infiltrations dont on connaît peu d’équivalents. Un large caniveau, sans doute recouvert d’un plancher, recueillait les eaux et leur faisait traverser le mur du cellier pour rejoindre un caniveau extérieur. Doté de deux niches et d’un soupirail, le local a été construit en moellons de calcaire et de tuffeau disposés de manière décorative. Il était accessible par un long couloir et un escalier. Le balneum, de son côté, « est composé d’une vaste pièce partiellement chauffée par hypocauste, support probable d’une baignoire chaude » , alors que la partie réservée aux bains froids (frigidarium) « se limite à une exèdre renfermant une baignoire vidangée par un caniveau à ciel ouvert » .

   La taberna fut abandonnée définitivement vers la fin du IIIè siècle. Pourquoi ? On ne le sait. Du dernier chapitre de son histoire, la terre du hameau condruzien a gardé jusqu’ici le secret.

P.V.

[1] « Le relais routier romain d’Elmer à Outrelouxhe (Modave) » , dir. Jacques Witvrouw, dans Bulletin du Cercle archéologique Hesbaye-Condroz, t. XXXI, Amay, 2010-2011 (2014), 103 pp. http://www.cahc.eu, rue de l’Hôpital 1, 4540 Amay.

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