« Indépendants de la France, ennemis des Espagnols »

Alors que la politique de Philippe II et la diffusion du calvinisme déchirent les Pays-Bas, le diplomate Ogier Ghiselin de Busbecq rêve, dans ses lettres à l’empereur Rodolphe II, d’un Sud catholique libre de toute tutelle (1582-1584)

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Ogier Ghiselin de Busbecq dans une gravure non datée. (Source: n. 1)

   Au début des années 1580, Ogier Ghiselin de Busbecq, diplomate sexagénaire ou presque, se trouve en mission en France au service des Habsbourg d’Autriche. S’il se souvient avec nostalgie de la localité éponyme des bords de Lys qui vit grandir, entre Comines et Menin (comté de Flandre), ce fils naturel d’un noble local, il partage ce qu’il lui reste d’une vie bien remplie entre les intrigues politiques de Paris et les charmes champêtres de Saint-Cloud. Plus tard, il s’établira à Mantes, fuyant les luttes de partis consécutives à la mort d’Henri III. Mais il est une sombre pensée qui ne saurait le quitter: celle du pays natal alors ravagé par la guerre civile et les interventions étrangères.

   Egalement savant et littérateur, représentatif de l’humanisme renaissant, ayant étudié à Louvain, Paris, Bologne, Padoue et Venise – rien moins –, Ogier a accédé à une certaine notoriété grâce à ses lettres en latin consacrées à l’Empire ottoman où il a séjourné comme ambassadeur de Ferdinand Ier auprès de Soliman le Magnifique. On lui doit aussi l’envoi d’une belle quantité de manuscrits grecs découverts à Constantinople, d’où il a également ramené des tulipes et des lilas turcs. Il est en outre l’auteur du seul lexique conservé d’une langue germanique parlée en Crimée.

   Des années françaises de Busbecq témoigne une importante correspondance avec Rodolphe II de Habsbourg, empereur germanique à partir de 1576, dont l’annuel de la fondation Ons Erfdeel a publié quelques pièces relatives à la situation des Pays-Bas [1]. Datées de 1582 et 1584, elles rendent compte de l’ampleur de la déchirure suscitée par la conjonction des oppositions politiques et religieuses due aux atteintes du roi d’Espagne Philippe II, seigneur de nos contrées, aux pouvoirs des institutions locales, au moment même où le calvinisme commence à bénéficier d’une large diffusion. Guillaume le Taciturne, qui a pris le titre de lieutenant général, et le Souverain qu’il entend destituer sont d’accord sur un point: ils veulent maintenir l’unité des XVII Provinces, mais chacun selon sa vision. C’est le sort des armes qui poussera à la scission. Alexandre Farnèse, envoyé par Madrid, parvient en 1584 à reprendre le contrôle de la partie méridionale, sauf Anvers qui tombera l’année suivante, mais il n’ira pas plus haut.

   Depuis l’Ile-de-France, les écrits sur ces événements adressés à Rodolphe par son « ambassadeur » (sans en avoir le titre) sont bien en phase avec les sentiments anti-espagnols de l’Empereur. Selon Jean Bérenger, historien des Habsbourg cité par Ignace Dalle, celui-ci a ramené d’un séjour dans la péninsule ibérique « une solide haine de Philippe II, de l’impérialisme castillan, de la Contre-Réforme militante » (p. 333). Le rejet de l’occupation militaire et un penchant certain pour le réformisme catholique érasmien tiennent Ogier Ghiselin de Busbecq autant que son maître à égale distance de l’hidalgo et de l’hérétique. Un fait surprenant va toutefois contribuer à faire pencher la balance: la décision de Guillaume d’Orange, tout protestant qu’il soit, de proposer la souveraineté des Pays-Bas au duc d’Alençon, François d’Anjou, frère du roi de France Henri III, afin de s’assurer l’appui de ce dernier. Mais ledit duc se révèle bientôt aussi fourbe qu’inefficace sur le terrain, avant de se retirer et de mourir de la tuberculose le 10 juin 1584 à Château-Thierry. L’échec de cette stratégie profitera, bien sûr, à Farnèse qui aura beau jeu de dénoncer la médiocrité morale de ceux qui veulent remplacer le souverain légitime…

   Dans une lettre du 30 mai 1582, Ogier, tout en relevant le soutien de la reine d’Angleterre au duc d’Alençon, qui aurait reçu d’elle « trois cent mille ducats d’or » , note qu’ « il paraît que ce prince se propose d’aller ravager le Hainaut et l’Artois, et d’y mettre tout à feu et à sang, pour obliger le prince de Parme (Alexandre Farnèse) à lever le siège d’Audenarde » (lettre II). Le 12 juin suivant, alors que la cité de la tapisserie s’est rendue aux Espagnols « par une composition honnête » , le ton n’est pas plus favorable à d’Alençon. Certes, il « se déclare protecteur des catholiques; il leur fait rendre plusieurs églises » , mais sa domination ne durera pas: « Les hérétiques ne sont retenus que par la crainte de leur perte; mais, le péril passé, il ne peut arriver que de grands changements, qui tout au moins rendront le prince d’Orange maître absolu de la Hollande et de la Zélande » (lettre IV).

   Il est perceptible à ce moment que le vieux diplomate s’éloigne plus nettement des réformés et du Taciturne pour épouser plus étroitement la cause des catholiques et de Farnèse. « Ajoutées au cynisme de Guillaume d’Orange, observe Ignace Dalle, les maladresses et les contradictions de François d’Alençon marquent profondément Busbecq » (p. 352). Elles ne font cependant pas de lui un partisan du Roi Catholique et pas davantage du Roi Très Chrétien, alors courtisé par les ambassadeurs de nos provinces méridionales. Il rêve en fait d’un pays débarrassé de toute tutelle, ainsi qu’il l’exprime sans fard à l’Empereur le 18 août 1584: « Quand même les Flamands ne pourraient jamais se fier aux Français ni se soumettre à leur domination, n’est-ce pas beaucoup faire que de les ôter à l’Espagne ? Hé bien! qu’ils vivent libres et indépendants de la France, pourvu qu’ils soient ennemis des Espagnols » . Ennemis parce que l’Espagne aspire à l’hégémonie et a les moyens d’y parvenir: « Il n’y a personne de bon sens qui ne convienne que les Espagnols, nation superbe, avide de régner partout, ne se seront pas plutôt affermis dans un lieu qu’ils n’entreprennent sur un autre, et qu’ils n’auront point de repos qu’ils n’aient soumis tous les royaumes chrétiens à leur domination. Si, après tout ce qu’ils ont conquis, on ne met pas le reste à couvert de leurs entreprises, quels princes, quelles républiques pourront maintenir contre leur puissance leur liberté et leurs droits ? La nation espagnole deviendra l’arbitre de toute l’Europe. Peut-on penser rien de plus indigne et de plus malheureux ? » (lettre XLI).

   L’avenir ne confirmera pas ce jugement, mais avec ceux que contiennent les autres lettres, il reflète en tout cas l’inquiétude d’un homme qui, si le terme avait déjà revêtu ce sens en son temps, aurait été qualifié tout simplement de bon patriote.

P.V.

[1] Luc DEVOLDERE, « Lettres d’un Flamand à l’empereur d’Autriche sur les troubles dans les Pays-Bas méridionaux (1582-1584) » , dans Les Pays-Bas français / De Franse Nederlanden, n° 42, 2017, pp. 240-249. http://www.onserfdeel.be, Murissonstraat 260, 8930 Rekkem.  Les lettres ont été traduites en néerlandais par l’auteur. Une traduction française est également fournie, mais elle très datée, provenant d’un recueil de sources publié en 1836. Quant aux textes latins originaux, ils sont très appréciablement en libre accès sur le blog de la revue (http://www.onserfdeel.be/frontend/files/userfiles/files/Busbeke%20Latine.pdf).  – Pour une vue d’ensemble de la vie et de la carrière du diplomate, voir Ignace DALLE, Un Européen chez les Turcs. Auger Ghiselin de Busbecq (1521-1591), (Paris), Fayard, 2008.

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