Le 22 février 1845, une cinquantaine de personnes menées par un aide-maçon de Torhout, Francis Verhaeghe, vont couper un taillis qui appartient au bureau de bienfaisance de la commune. Le meneur est condamné à une peine d’un mois de prison. L’année suivante, un nouveau dossier est ouvert contre le même homme, accusé cette fois de s’en être pris à l’arbre de la liberté dressé sur la Grand-Place.
Considéré à partir de nos critères judiciaires actuels, le cas peut paraître banal. Il l’est pourtant moins à l’époque, car pour les mêmes faits, quelques décennies auparavant, aucune poursuite n’aurait été intentée. Entre-temps, en effet, est intervenu ce que des historiens et au moins un contemporain fameux, à savoir Karl Marx, ont pu qualifier de « criminalisation des pratiques coutumières » , ici le prélèvement du bois. Les fruits de la terre – à distinguer de la terre elle-même – avaient jadis une destination en principe universelle. Ils l’ont à présent perdue.
Le bourgmestre de Koekelare Robert Desnick est emblématique de cette évolution: il fait écrire au commissaire de l’arrondissement, en 1856, qu’il faut punir les gens de « la classe populaire pauvre et laborieuse » qui « se rendent par bandes entières dans les terres qui ont produit des pommes de terre afin de chercher les pommes de terre restantes » . Le premier magistrat distingue néanmoins ces agissements de ceux, jugés plus graves, des voleurs de fruits sur l’arbre ou de légumes en croissance. Son avis est pleinement partagé par le procureur du Roi de Bruges Jean Maertens qui ira, fort de son droit d’appel, jusqu’à exhumer une loi tombée en désuétude, datée du 23 thermidor de l’an IV, où il est stipulé que la peine pour des délits forestiers ou terriens ne peut pas être inférieure à trois jours de prison ou à une amende équivalente au salaire de trois jours de travail.

Ces faits et positionnements sont relevés dans une étude de Dieter Bruneel centrée sur l’arrondissement judiciaire de Bruges, particulièrement pendant deux phases de crise, en 1845-1857 et au dernier quart du XIXè siècle, séparées par une période plus favorable entre 1857 et 1870 [1]. La première période, dite de la crise des subsistances, est marquée sans surprise par une forte augmentation des jugements (1488 en 1846 contre 555 en 1836), soutenue essentiellement par les délits commis dans les bois (multipliés par 5) et plus encore dans les champs (multipliés par 12). Bien qu’en France, Louis Rouget dit le Braconnier, qui inspirera une abondante littérature, défraie la chronique en ces années-là, les délits de chasse ne connaissent qu’une faible hausse, freinée sans doute par la nouvelle législation en la matière promulguée en 1846. Le nœud décisif dans les affaires qu’a à connaître le tribunal correctionnel de Bruges est l’accès ou non aux ressources du sol pour les travailleurs non-propriétaires. Il explique certaines variantes régionales: on relève ainsi davantage de délits dans le canton de Tielt, où cet avantage est refusé, que dans le Houtland sablonneux et les polders fertiles, où la pratique est admise afin d’attirer la main-d’œuvre. Les journaliers poldériens, par exemple, peuvent se livrer au glanage ainsi qu’à l’élevage de lapins, d’un porc et parfois d’une chèvre, nourris avec les herbes récoltées le midi et le soir, hors du temps de travail. Sans doute ces latitudes sont-elles aussi favorisées par la grande dimension des exploitations, qui aide à traverser les temps de vaches maigres.
Qualifiées de « période de grande prospérité » par le gouverneur de la Province Léon Ruzette (catholique), les années 1857-1870 ne voient évidemment pas disparaître comme par enchantement toutes les situations de précarité. Mais les poursuites pénales sont en recul ou se stabilisent et on organise moins de patrouilles de nuit. Les exploitations se multiplient: pour l’ensemble de la Flandre-Occidentale, on compte plus de 7000 reprises entre 1841 et 1866 et plus de 30.000 entre 1866 et 1880. Seul le Hainaut présente une fragmentation aussi importante.
Après 1870, la conjoncture rurale replonge et les effets en sont observables dans les archives judiciaires, y compris pour les polders du nord, plus touchés que dans les années 1840 en raison de la place importante qu’y occupent les céréales désormais aux prises avec la concurrence étrangère, à la différence du sud de l’arrondissement qui repose davantage sur les cultures industrielles comme la betterave sucrière et le lin. Du coup, ceux qui deviennent nécessiteux se tournent vers les animaux sauvages… A la Chambre des représentants, le 2 février 1892, le bourgmestre de Bruges Amédée Visart de Bocarmé (catholique) déplore « l’extension inquiétante » du braconnage nocturne: « L’audace des malfaiteurs n’a plus de bornes, ajoute-t-il; la sécurité des campagnes, dans plusieurs communes, est sérieusement compromise. Il ne s’agit même plus de braconnage. On est en face de faits qui ont un tout autre caractère. Ce sera bientôt, si on n’y met bon ordre, un brigandage régulièrement organisé! »
Y mettre bon ordre ? On s’en donne en tout cas les moyens à l’époque, notamment par une répression accrue, au point de déboucher fréquemment sur des épilogues sanglants ou d’atteindre des cibles non concernées au départ. En comparant les dossiers, Dieter Bruneel a établi que les poursuites pour chasse illicite, de limitées à la saison idoine en 1846, se sont étendues à toute l’année en 1886. « Concrètement, écrit-il, ceci concerne des pratiques telles que la pose de pièges sauvages pour empêcher les dommages causés aux récoltes ou même simplement la possession de tels instruments » . Dans la seconde moitié du XIXè siècle, note encore l’historien, « le renforcement de la politique des poursuites en matière de délits de chasse offre un contraste criant avec la politique laxiste à l’égard des délits forestiers et campagnards » … même s’il n’y a pas de risque zéro pour ceux qui se livrent à ces derniers. La loi cynégétique de 1882 a instauré des pénalités à ce point rigoureuses que d’aucuns en dénoncent les effets pervers. C’est notamment le cas du député de Namur Gustave Defnet (socialiste) qui dresse à la Chambre, le 22 janvier 1895, un sombre tableau: le nombre d’attentats contre des agents de la force publique confrontés à des chasseurs clandestins (des rébellions aux assassinats) est passé de 70 en 1880 à 150 en 1891 et les poursuites de 2000 en 1880 à plus de 2500 quinze ans plus tard, « d’après les statistiques du gouvernement » . Le drame de Meetkerke, où un nemrod non autorisé a été tué par un garde-chasse, frappe l’opinion au point d’être mis en musique par le chanteur local Petrus Deloddere en 1910.
Dans le domaine terrien, les tensions qui, au milieu du XIXè siècle, se cristallisaient autour de l’accès inégal aux ressources, font place à davantage de conflits opposant les usagers ou les propriétaires exploitants de la terre (ouvriers agricoles, petits cultivateurs, fermiers moyens), dont le nombre a explosé, aux propriétaires non-exploitants mais voulant garder le contrôle. Ceux-ci sont-ils toujours à la hauteur ? Telle n’est pas l’opinion du gouverneur Ruzette quand, répondant à l’Enquête agricole nationale dont les résultats sont publiés en 1890 par la Commission du travail, il affirme que « si la plupart des propriétaires n’étaient pas ignorants de l’agronomie, s’ils visitaient souvent leurs propriétés, s’ils surveillaient les agissements de leurs fermiers, ils s’apercevraient bien vite des mauvaises tendances de ces derniers, et fort souvent ne se verraient pas ainsi mettre le couteau sur la gorge » . Dans un langage plus moderne et moins condescendant pour les uns comme pour les autres, on dirait que la responsabilité sociale dont est grevée la propriété a été oubliée…
P.V.
[1] « Rurale eigendomsmisdrijven in het gerechtelijk arrondissement Brugge (1845-1895): een sociaalhistorische conflictanalyse » , dans Handelingen van het Genootschap voor geschiedenis te Brugge, jaargang 154, n° 1, 2017, pp. 99-153. http://www.genootschapvoorgeschiedenis.be/, priem.kurt@gmail.com. L’article est basé sur le mémoire de master inédit de l’auteur, défendu à l’Université de Gand.