
Relatant son voyage accompli en Belgique en 1862, Vasili Vodovozov, professeur à l’institut Smolny de Saint-Pétersbourg, constate avec étonnement que « dans la classe sociale cultivée les deux langues sont également courantes » et que « des livres de lecture populaire, des manuels et d’autres ouvrages pédagogiques paraissent dans l’une ou l’autre langue » . Voilà qui ne cadre guère avec la représentation courante d’une langue flamande alors uniformément méconnue, négligée, méprisée dans nos hautes sphères! Ce témoignage parmi d’autres est relevé par Vladimir Ronin (Université catholique de Louvain – KULeuven), spécialiste des relations culturelles entre l’Est et l’Ouest, dans une étude, qui ne date pas d’hier mais conserve tout son intérêt, sur l’image renvoyée par les Russes venus sous nos cieux au cours du XIXè siècle et au début du XXè [1].
Même balbutiante, certainement encore loin du compte, la pluralité assumée a le don d’étonner les sujets du Tsar en ce temps où il ne paraît nullement singulier que le Journal de Saint-Pétersbourg, organe officieux du ministère des Affaires étrangères, soit publié en français. « Habitués à la domination du français dans les couches supérieures de la société russe » , écrit Vladimir Ronin, les auteurs voyageurs « ont été visiblement impressionnés par le fait que l’élite belge du milieu du XIXè siècle, tout en étant francophone, s’est plus ou moins familiarisée avec le néerlandais (« le flamand » ) » .

Les diagnostics ne sont certes pas tous concordants. Quand le médecin Reinhold Niberg écrit en 1831 qu’ « à peu près tout le peuple en Flandre parle français » , on se dit qu’il n’a pas dû rencontrer beaucoup de petites gens! Mais les observateurs les plus sensibles à la défense des identités, y compris en Russie, ont un tout autre regard. « L’évolution des langues est un remarquable phénomène de notre temps, note ainsi en 1839 le très slavophile Mikhail Pogodine, professeur d’histoire à l’Université de Moscou. Les Flamands, eux aussi veulent parler leur langue, écrire en leur langue! […] Nous seuls restons encore avec le français dans nos salons, et nous sommes plus honteux de ne pas connaître le français que le russe » . Plus politiquement, Nikolaï Gretch, fonctionnaire légitimiste, en visite dans les années 1840, blâme les Belges de s’être soulevés contre le Roi des Pays-Bas parce qu’ils « ont voulu pérorer en français » , langue qui ne domine « que dans une petite partie de la Belgique du Sud » .

La perception d’une dualité belge est certes omniprésente dans les récits et journaux de voyage, mais fréquemment transposée sur le terrain où s’affrontent chrétiens et libéraux, les premiers hostiles comme Gretch aux « moulins à paroles de la Chambre de Paris » , les seconds favorables, comme Pavel Annenkov, futur biographe et éditeur de Pouchkine, à la francité porteuse de leurs idées. Alors que le Flamand « faisait naître dans la mémoire des images romantiques du Moyen Âge » , observe l’historien, Annenkov s’est réjoui quant à lui de voir que « le courant moral invisible » qui prend sa source à Paris « passait par toute la Belgique » . Ce lien entre langues et engagements tend toutefois à s’estomper à la fin du siècle.

Les stéréotypes nationaux ou sous-nationaux ont davantage la vie dure. La somme en trois volumes, très prisée, de l’écrivain et pédagogue Elizaveta Vodovozova sur La vie des peuples européens (1875-1883) est ainsi truffée des clichés bien ancrés sur les Flamands flegmatiques et peu réceptifs ou les Wallons vifs et bruyants, clichés plus ou moins étayés d’informations ethnographiques recueillies sur place. L’énorme succès en Russie de la poésie d’Emile Verhaeren, à partir de 1900, et de l’Ulenspiegel de Charles De Coster, traduit en 1915, s’expliquera par leur concordance avec une idée toute faite de ce qui est « flamand » . « Le paysan flamand chez Verhaeren, robuste, sensuel, bruyant, tout proche de la nature, le même type que l’on connaissait déjà dans la grande peinture flamande, est devenu pour les Russes le Flamand tout court » , constate le chercheur.
Et pourtant, en dépit des spécificités mises en évidence, détaillées, exagérées parfois, il n’est guère question d’un antagonisme entre les deux communautés. On voit bien poindre le mouvement flamand mais à titre… d’attraction touristique, dans le rapport d’un groupe de professeurs et d’étudiants en visite en 1910. Anvers y est présentée comme « la ville de Rubens, de la renaissance flamande et du flamingantisme contemporain » ! Séraphima Pantéléeva, dans Les Pays-Bas et la Belgique (1905), note plus sérieusement que « le désaccord entre les races commence à s’effacer sous l’influence des intérêts économiques et culturels, mais pas partout » . Elle est très éloignée d’un Fiodor Orlov, jeune mathématicien envoyé à l’étranger par l’Université de Moscou et arrivé à Liège en 1871, pour qui la Belgique est un « Etat petit et faible » auquel ne va pas la devise « L’union fait la force » . Mais les divisions dont il est question sont en général d’ordre plus sociopolitique que régional. Dans une nouvelle populaire, parue à Saint-Pétersbourg en 1903 sous le titre Les élections à Schaerbeek. Récit des mœurs flamandes, N. Séverov – pseudonyme de l’activiste libéral Nikolaï Orlov, qui a passé une année en Flandre – joue allègrement de stéréotypes non plus ethniques mais idéologiques, du jeune ouvrier socialiste au noble conservateur en passant par le curé cupide manipulant ses ouailles ignorantes.
Flamands, Wallons, que des prénoms ? Les regards russes ne sont finalement pas très éloignés du slogan célèbre. « Il s’agissait de la diversité dans l’unité et on croyait à l’existence de l’identité nationale belge » , résume Vladimir Ronin. Ce que l’historien du droit Mikhaïl Kapoustine, professeur à l’Université de Moscou, a exprimé dès 1857 dans la revue Le messager russe: « En Belgique, vous ne remarquez pas d’unité stricte: son caractère est presque insaisissable » et pourtant, « le jeune Etat a un avenir, il est intérieurement solide, se différenciant visiblement d’autres sociétés voisines et lointaines. L’antagonisme entre les partis religieux, politiques et nationaux, cela n’est chez les Belges qu’une affaire de famille » . Pendant la Première Guerre mondiale, au sein de l’Empire où l’intérêt pour la Belgique sera alors à son apogée, il ne sera plus question que de l’unité manifestée face à l’invasion allemande.
Un trait, encore, retient notre attention: l’admiration inattendue exprimée, sous nombre de ces plumes venues du plus grand pays d’Europe, pour la culture du peuple et son sens esthétique. Le pédagogue Mikhaïl Tchistiakov est sans voix, c’est le cas de le dire, devant la passion du chant qui anime des élèves de Ruiselede. Même s’il déplore leur « naïveté excessive en matière religieuse » , Constantin Skalkovski, haut fonctionnaire et journaliste, reconnaît en 1880 « une culture relativement élevée » aux paysans flamands qui « savent presque tous lire et écrire » . Nikolaï Gretch nous laisse une description des plus flatteuses des Anversois au milieu du XIXè siècle: « Entrez dans une maison privée: les murs sont ornés chez un riche par des tableaux, chez un pauvre par des gravures. Les habitants des villages voisins, ayant écouté la messe dans la cathédrale, s’arrêtent devant les tableaux immortels pour les examiner attentivement et pour se dire l’un à l’autre avec un orgueil inconscient: voici notre Rubens! » Comme à propos du sens de la propreté, qui fait écrire à Fiodor Orlov que le samedi soir à Liège, quand on lave les façades des maisons et les trottoirs, « on ne peut pas passer dans la rue sans se mouiller les pieds » , ces considérations élogieuses peuvent être imputables à une certaine propension des Russes modernes à exalter les sociétés et les hommes occidentaux… au risque d’être parfois déçus par la réalité.
Au moins nous ont-ils ainsi laissé quelques antidotes contre nos plus chers complexes!
P.V.
[1] « Les Flamands et les Wallons aux yeux des Russes (1815-1894) » , dans la Revue belge de philologie et d’histoire, t. LXX, fasc. 4, Bruxelles, 1992, pp. 942-959, http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1992_num_70_4_3862 (en libre accès).