Comment faire payer la France sans la ruiner ?

Après la chute de l’Empire, le Royaume-Uni des Pays-Bas, spécialement pour sa partie belge, a figuré parmi les Etats réclamant les plus importants dédommagements à la France vaincue. Mais face à des puissances alliées désireuses de ménager la monarchie restaurée, les négociations ont été longues et ardues (1814-1818)

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Caricature du général Dumouriez, « le sauveur de la Belgique » , vainqueur de Valmy et de Jemmapes. (Source: estampe, 1793-1794, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et Photographie, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6948494w.item)

   « Le boche payera! » Ce slogan célèbre des lendemains de la Première Guerre mondiale trouva sa concrétisation dans les réparations imposées à l’Allemagne vaincue pour les dommages subis par les régions envahies. Si la dernière mouture du plan avait été pleinement exécutée, le dernier versement aurait eu lieu en 1988! Mais la charge, trop lourde, fut définitivement abandonnée en 1932. Et après 1945, on cessa rapidement, du côté occidental, de nourrir toute nouvelle illusion.

   Moins connue, plus lointaine, la question des indemnisations dues par la France au terme des guerres napoléoniennes ne s’est pas posée avec moins d’acuité. A la différence de la république de Weimar, la monarchie restaurée de Louis XVIII s’acquitta au bout du compte de ses obligations, même si ce ne fut pas sans mal. Et tout logiquement avaient émergé, parmi les revendications les plus importantes, celles des provinces constitutives de la Belgique.

Occupées temporairement dès 1792 et annexées en 1795, celles-ci avaient, en effet, payé un lourd tribut à leurs « libérateurs » . Le Comité de salut public avait annoncé la couleur dès ses instructions du 11 juillet 1794, quelques jours après la bataille de Fleurus: « Nous ne voulons ni soulever le pays, ni fraterniser avec lui. C’est un pays de conquête » qui sera dépouillé « de tout ce qui peut être utile à notre consommation » , y compris, pour embellir Paris, du patrimoine artistique qui fait de ce pays « le plus beau de l’univers » [1].

   La question des réclamations n’a pourtant été à l’ordre du jour que sur le tard, dans le cadre des négociations qui suivirent l’épisode du retour de Napoléon et sa défaite définitive à Waterloo. L’acte final du congrès de Vienne n’en faisait pas état et le premier traité de Paris, conclu le 30 mai 1814, n’imposait à la France ni indemnités de guerre, ni restitutions pour la plupart des œuvres d’art spoliées. Le dédommagement des particuliers fut bien prévu, mais il resta de facto en rade. Après les Cent-Jours, cette relative clémence ne fut plus de mise de la part du Conseil allié placé sous la présidence informelle du duc de Wellington. Dans les négociations qui devaient conduire au deuxième traité de Paris, signé le 20 novembre 1815, toutes les factures arrivèrent sur la table. Comme plus grand créditeur de la France par le nombre et l’importance de ses créanciers privés, le Royaume-Uni des Pays-Bas, englobant alors notre pays, avait beaucoup à gagner – ou à perdre. Sa participation au processus, où il fut loin de se cantonner à un second rôle, vient de faire l’objet d’une étude du professeur Beatrice de Graaf (Université d’Utrecht) et de l’archiviste Mieke van Leeuwen-Canneman (Universités de Groningue et d’Utrecht) [2].

   Sans surprise, c’est à la partie belge qu’appartenaient le plus grand nombre des requérants. Ils avaient répondu promptement et massivement quand Guillaume Ier les avait invités à se faire connaître aux autorités. Rien qu’à Audenarde, des dizaines de plaintes sont conservées dans les Archives de la Ville. Il est vrai qu’elles ne furent pas toutes recevables.

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Elias Canneman. Copie d’un portrait perdu réalisé à Paris en 1815 par Charles Howard Hodges. (Source: Belasting & Douane Museum, Rotterdam; n. 2, p. 46)

   Au sein de la délégation néerlandaise envoyée aux tables de discussions à Paris, la figure centrale est Elias Canneman. Considéré comme le meilleur financier alors disponible, nommé « commissaire général chargé de la liquidation » , il œuvrera en bonne intelligence avec l’écuyer (baron à partir de 1815) Robbert Fagel, ambassadeur des Pays-Bas dans la capitale française, et le chevalier d’empire Hans Christoph Ernst, baron von Gagern, qui a déjà défendu les intérêts hollandais à Vienne et réclamé la restitution des œuvres volées en Belgique.

   Le premier séjour de Canneman, de décembre 1814 à mars 1815, a pourtant tourné court. Les négociateurs français lui ont fait savoir que les particuliers néerlandais ne seraient pas payés avant que les Pays-Bas ne se soient acquittés de la « dette belge » , à savoir la partie de la dette publique de la France relative à ses anciens territoires d’outre-Quiévrain. Or, le mandat du commissaire général ne pouvait pas, à l’époque, s’étendre à la Belgique, le roi Guillaume n’y étant pas encore souverain mais seulement chargé de l’administration provisoire au nom des puissances alliées.

   De retour en septembre 1815, après l’ultime sursaut de l’Empire, Canneman peut avoir bon espoir que cette fois, le vaincu ne se dérobera pas à ses responsabilités. Et pourtant, le chemin va s’avérer parsemé de chausse-trapes… La commission financière mise sur pied par les alliés, où les Pays-Bas sont conviés mais non membres à part entière, est partagée. Les Anglais, les Russes et les Autrichiens s’appliquent à réfréner les ardeurs revendicatives manifestées par plusieurs Etats. Les anime la crainte que des montants trop élevés, s’ajoutant aux dommages de guerre et à l’entretien des troupes d’occupation, mettent la France en banqueroute, avec l’instabilité qui en résulterait. Les Prussiens se montrent plus compréhensifs – et aussi plus intéressés –, mais ils ne sont pas suivis, malgré l’acceptation d’un rapport de leur délégué, le baron von Humboldt, dénonçant la non-exécution par la France d’un tiers des articles du traité de 1814.

   Finalement, par les articles et conventions sur lesquels on s’accorde en novembre 1815, Paris cède à La Haye les villes fortifiées de Mariembourg, Philippeville, Chimay et Bouillon, tout en acceptant des mesures drastiques de sécurité à la frontière. « L’article des réclamations de M. Canneman » n’est pas signé, mais des concessions importantes sont arrachées (également pour les pays allemands), garantissant notamment le cours des rentes en lesquelles seront convertis les remboursements. En revanche, la question des « rentes hollandaises » – les intérêts en souffrance sur la dette publique liés à l’époque de l’administration par les Français –, de nature à contrebalancer en grande partie la « dette belge » , est transférée à une commission internationale d’arbitrage. Les Britanniques n’ont pas voulu pousser le bouchon trop loin.

   Pour les gouvernements qui ont à défendre les intérêts de nombreux particuliers, une société des liquidateurs alliés est installée. Les plaintes doivent être remises aux Français pour le 1er mars 1817. Canneman reprend du service en février 1816 avec un secrétaire, le Brugeois Jean Baptiste de Peñeranda, qui lui succédera après 1819 et a assuré précédemment le secrétariat de la Commission de l’arriéré des Pays-Bas du Sud. L’enjeu est assez important pour que les Néerlandais louent à Paris un immeuble où s’effectuent la vérification et l’enregistrement des demandes, la comptabilité, les écritures… 22 personnes y seront employées en 1817. Mais les plus grosses déconvenues s’accumulent encore: rejet des « rentes hollandaises » par les arbitres internationaux en octobre 1816, refus français de payer pour les biens vendus – ecclésiastiques notamment – faute de pièces justificatives, incapacité de la France de respecter l’ensemble de ses obligations – pourtant allégées – et invocation de « l’état de nécessité » par son Premier ministre, le duc de Richelieu, en septembre 1817…Dès le mois précédent, dans un rapport à son Souverain, Canneman a mis en garde contre un excès de compassion, estimant que la France, « bien qu’étant la plus riche nation d’Europe, ne simulait la pauvreté que pour gagner du temps et renouer bientôt avec son vieux rôle et ses projets d’invasion » .

   En grande partie grâce à la médiation de Wellington, ce sont finalement des prêts bancaires au débiteur permettant la liquidation des créances particulières, prêts en provenance de Londres, d’Amsterdam mais aussi de France même, qui ouvrent une porte de sortie, créant une sorte de nouvelle donne internationale. « Les investisseurs européens, les citoyens, les banquiers, le gouvernement français et les cours alliées avaient de cette manière formé entre elles un circuit financier, inclus dans un système politique collectif européen, qui fit circuler l’argent et veilla à ce que la paix soit aussi scellée économiquement » , écrivent Beatrice de Graaf et Mieke van Leeuwen-Canneman.

   Aux termes de la convention du 25 avril 1818 et sur 39 pays ou autres entités ayant droit, les Pays-Bas occupent la deuxième place derrière la Prusse pour le montant des créances restantes de particuliers à rembourser (en respectivement 1.650.000 et au moins 2.000.000 de rentes [3]). Ils sont suivis par l’Autriche et la Sardaigne (1.250.000), la ville libre de Hambourg (1.000.000), l’Espagne (850.000), la Bavière et le Hanovre (500.000)… L’union belgo-néerlandaise figure également parmi les grands bénéficiaires sur le plan du financement des fortifications ainsi que sur celui du dédommagement et du retour des chefs-d’œuvre pillés (même si l’Hexagone en conservera beaucoup). Et la question de la dette belge est elle aussi réglée.

   Pour les deux chercheuses, ce dénouement, somme toute plus favorable que ce qui s’annonçait, résulte certes de l’ampleur des revendications qui avaient pu être émises chez nous, « mais aussi de l’habileté diplomatique et de la persévérance du trio » formé par Canneman, Gagern et Fagel, par qui la voix d’un pays moyen a pu se faire entendre dans le concert des puissances. Le processus de résorption des arriérés français dus à nos ancêtres se prolongera jusqu’en 1843.

P.V.

[1] Cité in Henri PIRENNE, Histoire de Belgique, vol. VI: La conquête française. Le Consulat et l’Empire. Le royaume des Pays-Bas. La Révolution belge, Bruxelles, Maurice Lamertin, 1926, pp. 58-59.

[2] « De prijs van de vrede. De Nederlandse inbreng in het Europees Concert, 1815-1818 » , dans Low Countries Historical Review, vol. 133-1, Amsterdam, 2018, pp. 22-52, https://www.bmgn-lchr.nl/593/volume/133/issue/1/ (en libre accès).

[3] Les auteurs attribuent à la Prusse 2.000.000 de rentes dans leur texte (p. 50) mais 2.600.000 dans un tableau hors texte (p. 49).

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