Catholique, Flamand, Belge: les combats de Tony Herbert

Parti d’un engagement nationaliste flamand antibelge, il s’est rallié au milieu des années ’30 à une Belgique jugée compatible avec l’épanouissement de la Flandre. Il s’est attaché ensuite à former des cadres politiques et animer des journaux dans une perspective sociale-chrétienne, corporatiste ainsi que de revalorisation de l’Etat et du Roi (1920-1957)

   Le clivage qui, dans le Nord de la Belgique, traverse les paysages politique et économique – le social et le culturel nettement moins – ne date pas d’hier. Dans les années ’30 du siècle dernier déjà, on pouvait parler d’une tendance radicale flamande, fédéraliste (ou plus si affinité), incarnée notamment par l’Anversois Lieven Gevaert, premier président du Vlaams Economisch Verbond, par ailleurs à la tête d’une firme devenue mondiale dans le secteur de la photographie. En face s’affichait un courant modéré, belge unioniste, représenté entre autres par Léon-Antoine Bekaert, patron d’une entreprise métallurgique en grande expansion établie à Zwevegem, associée avec la famille Velge (francophone), collaborant avec Ougrée-Marihaye et Cockerill en terres liégeoises. Après la Seconde Guerre mondiale, ces différences se sont affirmées particulièrement au sein du CVP (Parti social-chrétien flamand) où un Gaston Eyskens prolongea à sa manière la ligne Gevaert alors qu’un Théo Lefèvre s’inscrivait dans celle de Bekaert.

   Il est aussi des trajectoires qui, dans les mêmes décennies, sont passées d’une extrémité à l’autre du spectre communautaire. Telle fut celle d’Antoon Herbert, dit Tony, dont un ouvrage collectif né d’un colloque éclaire les multiples facettes [1].

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Antoon Herbert, dit Tony, une personnalité aux multiples facettes. (Source: n. 1, p. 120)

Chef d’entreprise textile, officier de réserve, éditeur de journaux, activiste politique, collectionneur d’art et mécène, ce Lokerenois fils d’un député catholique, établi à Courtrai et au caractère bien trempé, démarre très fort en se faisant renvoyer de l’Université de Louvain à la suite d’actions menées pour réclamer sa néerlandisation. A la base de l’orientation nationaliste flamande et antibelge de l’Algemeen Vlaams Katholiek Hoogstudentenverbond (AKVS), il obtient son diplôme d’ingénieur civil hors filière académique. Excluant le français mais aussi le bilinguisme de toutes les structures nordistes, il n’attend aucune solution du Parlement et ne professe aucune estime pour les signataires du Programme minimum du mouvement flamand en 1918: des « flamingants de circonstance » à ses yeux, restés au service de « l’idole Belgique » (cité p. 78).

   A la fin des années ’20, directeur de la s.a. Kortrijkse Katoenspinnerij, il milite dans les rangs du Katholiek Vlaams Nationaal Verbond (KVNV) local avant de participer, en 1933, à la fondation du Vlaams Nationaal Verbond (VNV). Dans un discours prononcé en présence de son leader Staf De Clercq, il appelle à la résistance « contre tout ce qui écrase et enfonce la Flandre, l’esprit belge, l’atmosphère belge, l’Etat belge » (cité p. 83). Il quitte pourtant le VNV après quelques mois, jugeant son chef par trop incontrôlable, tout en se déclarant favorable à l’union de toutes les forces catholiques flamandes.

   Selon Karel Van Nieuwenhuyse (Katholieke Universiteit te Leuven), le tournant « belgiciste » de Herbert, qui s’opère dans les années 1934 à 1936, présente un parallélisme avec celui de Joris Van Severen, le fondateur du Verdinaso: « Lentement mais sûrement, il évolua vers le point de vue que les Flamands devaient se déployer à l’intérieur et donc avec le maintien du régime belge et mettre à profit leur position majoritaire » (p. 85). Il est plausible que l’homme d’affaires se soit aussi interrogé sur les effets pervers d’un cavalier seul flamand au plan économique. Le discours de Léopold III d’octobre 1936 annonçant le retour à une politique extérieure d’indépendance vient conforter une orientation désormais résolument antiséparatiste et même, à terme, antifédéraliste. Dans un exposé présenté en janvier 1938 à Saint-Nicolas (pays de Waes), à l’invitation d’un comité proche du Verdinaso, l’ancien agitateur étudiant dresse le constat de la floraison culturelle de la Flandre, de son poids démographique croissant, du centre de gravité économique glissant vers elle, du déclin du fransquillonisme, de la fin de la diplomatie profrançaise… Le séparatisme, dans ces conditions, serait comme une « retraite après la victoire » (p. 89).

   Tenant d’un flamingantisme combatif mais compatible avec le cadre national, Tony Herbert épouse les positions de Frans Van Cauwelaert, nommé ministre d’Etat en 1931, ainsi que de Léon-Antoine Bekaert, avec qui il lance à la Libération un Nieuwe Standaard auquel succède le Nieuwe Gids en 1947, après une longue bataille juridique les opposant aux héritiers de Gustaaf Sap, détenteurs du Nieuwsblad ainsi que du Standaard avant 1940. La famille récupère alors ce dernier titre au service d’une vision où la Flandre est tenue pour la valeur nationale première. Avant comme après cet épilogue, les organes des s.a. De Standaard et De Gids croisent durement le fer. Le Nieuwe Gids déplore ainsi la propension du journal d’en face à « monter la Flandre contre la Belgique » et dénonce « ceux qui étaient prêts dès le début de l’occupation, et certainement en cas de victoire allemande, à sacrifier la Flandre et le mouvement flamand aux Allemands » (23 avril 1947, cité p. 75). De son côté, le Standaard fustige dans ses concurrents « leur attitude non chrétienne, non flamande envers la répression qui était pourtant une arme contre la Flandre chrétienne et flamande » (2 octobre 1947, cité p. 106). Mais la lutte se révèle rapidement inégale. Faute de professionnalisme, le Gids va aller de mal en pis jusqu’à sa reprise, en 1952, par la s.a. Het Volk (avec les hebdomadaires De Spectator et ‘t Kapoentje).

   De l’unitarisme belge « herbertien » , il faut encore relever qu’il ne se ramène pas, même si certains propos triomphalistes incitent à le penser, à la projection d’une Flandre dominatrice, appelée à prendre à son tour les leviers de commande tenus au XIXè siècle par les francophones (du Nord et du Sud). Dès les années ’30, celui qui sera étroitement lié à la fondation du Parti social-chrétien – Christelijke Volkspartij (PSC-CVP) œuvre au sein de la Ligue de l’indépendance nationale avec des personnalités issues des deux côtés de la frontière linguistique, parmi lesquelles Pierre Nothomb, Louis de Lichtervelde, Charles Terlinden, Paul Crockaert, Luc Hommel… Par la suite, sa perspective, comme celle du Verdinaso – même s’il n’en a jamais été membre – s’élargit à une union de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg, en commençant par favoriser la compréhension et l’amitié entre les peuples. Et on le verra, le 8 novembre 1945, défendre devant les étudiants catholiques de Louvain (KVHV) l’idée d’une refondation du Sénat sur une base géographique. « Nous ne ferons jamais valoir l’argument de la majorité contre les Wallons, ajoutera-t-il, nous n’établirons pas d’îles flamandes en Wallonie » (cité p. 100).

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Vu par le dessinateur et bédéiste Marc Sleen, père de Néron. (Source: n. 1, p. 97)

   Pendant les années de guerre et dans le souci de préparer l’avenir du parti catholique, l’industriel de Courtrai met sur pied ce qu’on appellera les « groupes Herbert » , d’abord en Flandre mais aussi par la suite en Wallonie. Des figures qui compteront dans le futur y adhèrent, telles que Théo Lefèvre, Louis Roppe, Rik Vermeire, Renaat Van Elslande… Il s’agit de former une élite dirigeante, animée de convictions en matière de régimes politique et économique qui n’ont fait, contrairement à l’approche des rapports entre Flandre et Belgique, l’objet d’aucun changement de cap de la part de leur promoteur. L’essentiel en est exposé dans une brochure intitulée Demain, publiée en été 1941 après des discussions avec l’industriel et le financier liégeois Joseph Meunier et Albert Lohest, engagés dans une démarche similaire. Restauration du principe d’autorité, économie dirigée, organisation corporative avec un espace de concertation pour les travailleurs, rééquilibrage des pouvoirs entre le Roi et la démocratie parlementaire, limitation du rôle des partis…: à l’exception du chapitre royal, le jeune Tony des années ’20 aurait déjà souscrit à ces options, soutenue d’ailleurs dans nombre d’autres cercles et qui allaient percoler au VNV comme au Verdinaso. C’est dans la même ligne de pensée que l’industriel textile a créé la Vlaamse Nationale Centrale voor Sociale Actie, conçue comme un syndicat mixte. Il n’a été toutefois gagné que plus tard à la participation des salariés, tablant sur la croissance économique pour assurer le progrès social. En même temps, observe Dirk Luyten (Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines), « l’agriculteur et le petit entrepreneur restaient le modèle, pas la grande entreprise avec son prolétariat industriel » (p. 13). Paradoxe ? Au sein des « Herbert-groepen » , en tout cas, l’éthique chrétienne sera enseignée en réponse tant au communisme qu’au capitalisme libéral.

   Mais dans l’immédiat après-guerre, le Nieuwe Standaard puis le Nieuwe Gids ont beau mettre en garde contre le retour des petits jeux politiciens et plaider pour « la revalorisation de l’idée de l’Etat et des valeurs de l’Etat » (10 novembre 1944, cité p. 98). Le corpus idéel contenu dans Demain ne passe plus guère la rampe, étant balayé par la prompte restauration du régime des partis – que déplore au même moment un certain Charles de Gaulle, alors chef du gouvernement en France –, par l’assimilation faite entre les appels à un exécutif fort et l’idéologie des totalitarismes vaincus, par le non-retour du Roi et la crise dont le trône sortira affaibli, par le Pacte social de 1944 qui évince le corporatisme au profit d’un système de concertation paritaire entre organisations patronales et syndicales…

   Pour Tony Herbert, le temps de l’action au service de la Cité s’achève. Tenu à distance par le CVP qui ne déférera jamais à son souhait d’être sénateur coopté, privé d’influence par l’échec de ses journaux, désillusionné par l’effacement puis l’abdication de Léopold III, il ne se consacrera plus guère, dans les dernières années de sa vie, qu’à son entreprise et à ses chers expressionnistes flamands.

   Il avait eu pour ambition d’être un formateur de cadres et un orienteur d’opinion publique plus qu’un décideur de premier plan, convaincu que la politique ne se réduit pas à ce qu’en font les partis. Sa réussite n’avait eu qu’un temps mais, écrit Dirk Luyten (p. 14), « ce qui ressort du parcours biographique et idéologique de Herbert est une forte identification avec l’Etat, on pourrait même parler d’un véritable culte de l’Etat » . Et du Roi, naturellement.

P.V.

[1] Tony Herbert (1902-1959). Een veelzijdig leven. Referaten van het colloquium Kortrijk/Kulak 22 november 2013, Kortrijk, Koninklijke Oudheidkundige Kring van het Land van Waas (Verhandelingen uitgegeven door De Leiegouw, XV), 2015, 120 pp.

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