Ils ont pu subir d’importantes restaurations ou transformations, mais la trace des Hemony, François (v.1609-1667) et Pierre (1619-1680), est toujours bien présente dans les carillons des cathédrales d’Anvers et de Malines, du beffroi de Gand ou de l’église Saint-Sulpice à Diest. Les frères étaient Lorrains, nés à Levécourt dans une famille de saintiers, à l’instar de beaucoup d’autres dans la localité. Mais leur talent s’est déployé pour l’essentiel en terres belges et surtout hollandaises, au moment et aux lieux même où l’art campanaire atteignait son apogée.
Il nous est permis d’être (un peu) chauvins en la matière. Le jeu de cloches avait vu le jour sous nos cieux, peut-être à Alost ou à Anvers, vers 1480. « Les fondeurs de Belgique et des Pays-Bas surpassaient tous les autres » , lit-on dans l’Universalis. Deux siècles après les prémices, les Hemony sont venus mettre la cerise sur le gâteau en accordant les cloches avec une précision jusqu’alors inégalée [1]. L’ouvrage de belle facture que vient de leur consacrer Heleen van der Weel, historienne formée à l’Université de Leyde, également organiste et carillonneuse, permet de prendre toute la mesure du rôle économique et culturel de ces artisans [2]. Une étude aussi révélatrice – même si l’auteur ne le souligne pas – d’une perméabilité de la nouvelle frontière issue de la guerre de Quatre-Vingts Ans. Une décennie à peine après la reconnaissance de l’indépendance des Provinces-Unies (en 1648), la rupture religieuse n’avait pas dressé un rideau de buis entre les deux pays. Apparemment, la foi catholique fervente de François et de Pierre n’a pas plus constitué un obstacle à leurs affaires dans le Nord que leur ancrage dans la république calviniste ne les a handicapés dans le Sud.
De notre côté, c’est Gand qui va s’imposer comme lieu central. En 1657-1658, alors que l’aîné s’installe à Amsterdam pour y fournir des cloches ainsi que des pièces d’artillerie – l’autre corde à l’arc des fondeurs –, le cadet prend la route des Pays-Bas méridionaux où il a déjà noué des contacts commerciaux auparavant. Œuvrant à la production de timbres pour l’abbaye de Tongerlo, il s’établit dans la ville natale de Charles Quint, encore florissante en dépit des épreuves subies, à l’occasion d’une commande de trois bourdons pour l’église Saint-Nicolas. Ils seront fondus dans un trou creusé à proximité de l’édifice. Suivront le carillon du beffroi, ouvrage évidemment le plus célèbre, mais aussi ceux de l’abbaye d’Ename (Audenarde), dévastée par les iconoclastes, et de la nouvelle église des moines devenus « SDF » de l’abbaye de Baudelo. Au total, selon les relevés d’Heleen van der Weel, Pierre Hemony aurait fourni pendant ses années gantoises quelque 140 cloches et 25 bourdons. « Son travail, observe la chercheuse, témoigne manifestement, comme chez son frère, d’une grande qualité musicale et technique. Pourtant, il n’a pas été traité partout aussi glorieusement, en tout cas pas à Gand » (pp. 99-100). La suite du chapitre expliquera cette différence de renommée par rapport à François dont on notera au passage que, sans s’établir dans nos provinces habsbourgeoises, il y a cependant eu des clients et non des moindres, tels l’abbaye d’Averbode et le beffroi de Bruxelles.

Quand Pierre signe, le 8 mars 1659, son contrat avec les échevins de Gand pour un jeu de cloches destiné à la grande tour municipale alors en pleine transformation, il promet qu’ « il ne s’en trouvera pas ensuite de meilleures que celles-ci dans tout le pays » (cité p. 102). Avec ses hommes sans doute des plus costauds, le facteur travaille d’abord au coin des Tanneurs (Grote Huidevetters hoek) puis dans un entrepôt public, non loin de l’hôtel de Ville, où se trouve aussi le local du corps de garde municipal. Peut-être a-t-on été sensible à la garantie ainsi offerte d’une intervention rapide en cas d’incendie… Au grand dam de plus d’un, la vénérable Klokke Roeland du beffroi, à laquelle est dédiée une hymnique chanson populaire, est brisée en morceaux pour faire partie des matériaux de récupération. Son nom survivra aux refontes. Il faut aussi équiper le mécanisme d’horlogerie d’un tambour en laiton de 5,65 mètres de circonférence. Pour régler l’automatisme, qui doit à cette époque s’activer tous les quarts d’heure jour et nuit, appel est fait à un horloger renommé de Turnhout, Nicolaes van Roij.
Le 21 novembre 1659, le carillon est inauguré officiellement, « en l’honneur de sainte Cécile, patronne de la musique » , selon le Polijcie Boeck de Justus Billet, haut gradé de la commune, qui ajoute que la beauté de la musique a fait sortir les gens de leur maison, que ce carillon est « le meilleur du monde entier » et qu’un Namurois de passage a été tellement séduit par la beauté du son qu’il lui a consacré un poème de 33 vers (cité pp. 111-112 et 377-378). L’historienne met toutefois ici un bémol: « Les mauvaises langues ont prétendu et prétendent que Billet à lui-même écrit ce poème » (p. 112, n. 37)! Reste que les avis positifs sont alors largement partagés, au point que pour assurer une meilleure diffusion à l’ensemble, trois cloches lourdes supplémentaires sont commandées à Hemony qui obtient en outre le droit de bourgeoisie (un statut de citoyenneté) à Gand au printemps 1660. Mais l’euphorie ne durera pas…
Dès le 24 décembre suivant, la mise en service – avec retard – du déclenchement mécanique de l’horloge tourne au fiasco: « C’était plein de fautes, à un tel point qu’on en a ri, on en a parlé avec des railleries et vilainement » , relate Billet (cité p. 115, n. 46). Une nouvelle tentative, quelques jours plus tard, n’est pas plus couronnée de succès. Il était en outre, dès auparavant, devenu manifeste que sur les 40 cloches, seules 16 étaient utilisées. Le maître saintier rencontre certaines critiques (il refond cinq cloches) mais rejette catégoriquement les autres, visant notamment la qualité sonore d’une des grandes cloches. Le 22 juin 1661, le collège gantois, qui n’a que l’embarras du choix entre les lacunes épinglées par des professionnels locaux ou non, enjoint à Pierre de remplir son contrat pour ce qui concerne le tambour et de réparer les erreurs de l’horloger van Roij qu’il avait recommandé.
Bien qu’il se soit constitué un réseau de clients dans la région, le fondeur ne s’y attarde plus guère. Il quitte la cité drapière fin 61 ou début 62. Pour être payé de ses prestations au belfort, il devra attendre… quinze ans, après une requête devant la cour de Flandre et dans un contexte de relations dégradées au plus haut point avec l’échevinat gantois. Celui-ci, irrité par les termes violents mis sur papier à son endroit par son ancien contractant, exigera même de celui-ci qu’il s’excuse publiquement et demande pardon à Dieu et à la justice, tête nue et à genoux. Il n’en fera rien.
Au-delà de cet épisode de nature à ternir quelque peu une réputation sur une aire toutefois limitée, le passage à la postérité de Pierre comme de François a surtout souffert de la longue traversée du désert de l’art du carillon lui-même à partir du XVIIIè siècle. L’Encyclopédie Larousse en ligne ignore les Hemony… C’est à la fin du XIXè siècle seulement que la renaissance s’est amorcée, notamment sous l’influence du Malinois Jef Denyn, et qu’on a redécouvert ceux qui avaient percé les secrets de la beauté de l’accord. « Après la Deuxième Guerre mondiale, note leur biographe, les techniques se sont affinées, par lesquelles la méthode des Hemony a été mieux comprise » (p. 371).

A Gand même, leur honneur est pleinement rétabli depuis… Pâques 2003. La grande cloche baptisée Roeland ou Grande Triomphante, hors d’usage et exposée aujourd’hui sur la place Emile Braun, a subi avec succès une opération menée avec des techniques de pointe en matière de soudage des fissures. A sa suite, le son a fait l’objet d’une analyse électronique approfondie. « Clairement visible sur l’écran de l’ordinateur et aussi audible, il s’avéra alors qu’un accordage était totalement inutile » … et que la compétence ou la bonne foi des contempteurs contemporains étaient dès lors sujettes à caution. En présence d’une grande foule, le Premier échevin Sas van Rouveroij a tiré la conclusion qui s’imposait et procédé à la réhabilitation posthume de Pierre Hemony.
Depuis 1948, les cloches du beffroi proviennent en partie de l’ancienne abbaye de Baudelo. Signées Hemony, donc.
P.V.
[1] « Carillon » et « Cloche », dans l’Encyclopædia Universalis (USB), Paris, éd. 2018 (les articles sont signés Universalis).
[2] François en Pieter Hemony. Stadsklokken- en geschutgieters in de Gouden Eeuw, Hilversum, Verloren, 2018, 416 pp.