
Dans la sympathique complexité qui caractérise l’Ancien Régime, les géographies ecclésiastique et politique ne coïncident pas nécessairement. Ainsi est-ce l’évêque de Liège, Jean d’Arckel, qui fait procéder le 20 janvier 1366 à l’installation d’un chapitre (ou collège) de 30 chanoines à la paroisse Saint-Jean de ‘s-Hertogenbosch (Bois-le-Duc). Celle-ci relève de son diocèse tout en appartenant au duché de Brabant. La mesure est congruente à la montée en puissance économique et administrative de la ville. Les élites locales n’y voient pas d’inconvénient, le pouvoir ducal encore moins et pour cause: tout indique qu’il est à l’origine de cette décision.
Le cas n’est nullement isolé. En terres liégeoises, les plus anciens groupements de clercs – dits « réguliers » quand ils vivent en communauté – sont attestés aux alentours de l’an 1000. Même s’il ne s’agit pas là de leur fonction première, ils constituent un marqueur de l’autorité spirituelle ou temporelle, fournissant à celle-ci un réservoir de célébrants, d’enseignants, de scribes administratifs… Jan Sanders (Brabants Historisch Informatie Centrum) vient de livrer une série d’éclairages portant notamment sur l’exportation de ce modèle dans l’actuel chef-lieu de la Province néerlandaise du Brabant-Septentrional [1]. Le chapitre dont elle a été dotée, ainsi que les autres apparus bien auparavant dans le nord du diocèse, « ne sont pas à comparer avec les vieux chapitres de Tongres, de Maastricht ou de Liège, qui sont nés dans des lieux d’implantation épiscopaux » , observe l’auteur. L’émergence s’opère ici « auprès des détenteurs du pouvoir local » et au profit, plus tard, du duc qui trouvera dans ces institutions un point d’appui pour « l’accroissement de son pouvoir dans le bailliage » .
C’est d’ailleurs le même souverain qui a cédé les droits de patronage des églises étroitement liées du Saint-Sauveur (Orthen) et de Saint-Jean (Den Bosch), d’abord à l’abbaye prémontrée de Bern près de Heusden, en 1231 ou 1232, puis aux dominicaines de Val Duchesse à Auderghem, en 1270, avec l’avantage pour le seigneur, dans le second cas, de « pouvoir exercer directement son influence » . Les droits de patronage consistent en revenus et en la possibilité de proposer des desservants. A l’origine, l’église boisienne avait fait l’objet d’un échange entre le duc Henri Ier et l’archevêque de Cologne, en 1222-1223. Il ne s’agit pas pour autant d’une confusion du trône et de l’autel. Simplement, à l’époque, leur distinction n’implique aucune séparation.
Près d’un siècle après le transfert, les sœurs de saint Dominique doivent s’accommoder, sans recevoir aucune compensation, de l’arrivée des chanoines. Sans avoir charge d’âmes dans la paroisse, ceux-ci y sont néanmoins vicaires aux côtés d’un curé qui n’est donc plus seul maître à bord. Toutes les charges liées au culte doivent recevoir l’approbation du chapitre. Le chœur lui est réservé et aux heures canoniales, le prêtre est prié de ne pas chanter à voix haute! Mais les difficultés pratiques et matérielles attendent au tournant, au point qu’à la fin du XIVè siècle, il faut partir en quête d’une intervention de la papauté et d’un accord avec le duc pour résoudre les problèmes financiers des chanoines et leur permettre de maintenir leur rang. Ceux-ci prennent alors la pleine direction pastorale de Saint-Jean, qui s’agrandit en outre par l’incorporation de son église jadis mère d’Orthen en 1413, mais les désignations du Pape se feront souvent au détriment des candidats chapitraux.
Si le politique a dû accepter de perdre quelques plumes et écus dans l’opération, son intérêt pour les trente dignitaires de ‘s-Hertogenbosch ne diminue pas. La future cité natale de Jérôme Bosch occupe, en effet, une position clé aux marches nordiques du duché. Celui-ci a déjà, en outre, amorcé le trend centralisateur qui marquera les temps modernes, notamment en matière de distribution des prébendes et de nomination des échevins. Etant partagés, les revenus liés aux biens et droits (la mense du chapitre) importent aussi, bien sûr. En vue d’accroître les dîmes, une politique d’annexions successives de paroisses voisines, voulue tant par les chanoines que par le duc, se déploie au long du XVè siècle. Nuland et Rosmalen (Bois-le-Duc), Geffen (Oss), Heesch et Dinther (Bernheze) sont ainsi satellisées. Dans certaines, les droits de patronage étaient déjà détenus. Mais pour faire face aux frais engendrés par deux de ces accroissements, le chapitre doit vendre en 1444 une emphytéose à l’un de ses membres. S’ajoutera à l’ensemble la paroisse du Grand Béguinage sur laquelle les dominicaines de Val Duchesse perdent la haute main en 1517.
Belle trajectoire, donc, pour un corps canonial né dans une situation de dépendance. Mais las!… la période d’acquisition de ses droits est aussi celle où une floraison de nouveaux acteurs religieux, attirés par la prospérité de Bois-le-Duc, viennent s’établir et susciter une concurrence porteuse de pertes sèches. « Les sœurs hospitalières, les bégards, les frères noirs, les sœurs noires et les tertiaires évoluaient chacun de leur côté, relève Jan Sanders. Les nouvelles implantations d’ordres existants, comme les sœurs augustines, réclamaient leur insertion dans la structure paroissiale. En outre, des communautés de vie étaient formées par des adeptes de la Dévotion moderne, un nouveau courant avec un statut spécifique dans l’Eglise. Avec tous ces groupes, le chapitre en tant que prêtre devait arriver à des accords pour ne pas perdre ses droits » .
Le défi sera relevé haut la main. L’archiviste et historien nous montre comment, au terme de négociations parfois très longues, des accommodements seront finalement trouvés. Avec le béguinage devenu une « paroisse dans la paroisse » et désireux d’avoir son propre cimetière, l’affaire avait été réglée dès 1274, des compensations étant notamment accordées à Saint-Jean pour le manque à gagner lié à cette autogouvernance. Dans les années 1420, ce sont les parts prises sur le marché des enterrements par les frères mineurs et prêcheurs qui posent problème. Des arrangements interviennent avec les deux ordres. Pour le premier, il faut au préalable remonter jusqu’au pape Martin V qui déclare invalide les documents produits par les franciscains à l’appui de leur cause. En 1464, les soucis viennent du changement de statut des sœurs de cellules ou sœurs noires, établies depuis plus d’un siècle. Appelées par décision de l’évêque de Liège à suivre la règle de saint Augustin, elles disposent désormais d’une chapelle où elles peuvent assister aux offices. C’est en 1514 seulement qu’une convention définit officiellement leur liberté sous contrôle strict du chapitre. Des dispositions semblables seront mises en vigueur pour les sœurs hospitalières et les sœurs d’Orthen disciples du mouvement ascétique et mystique de la Devotio moderna, sans toujours faire l’économie d’une bataille juridique. Ajoutons qu’il aura aussi fallu compter avec les multiples chapelles où des messes peuvent être célébrées.
En 1559, nouvelle donne: ‘s-Hertogenbosch est érigé en ville épiscopale et son chapitre, du coup, devient cathédral. Il sera désormais directement subordonné à l’évêque. Dix ans plus tard, la paroisse boisienne sera divisée en cinq. Une autre histoire commence… Aujourd’hui, la basilique Saint-Jean est surtout connue pour son image de la Zoete Moeder (Douce Mère) qui en a fait un haut lieu de pèlerinage marial.
P.V.
[1] « Het kapittel van Sint-Jan in ‘s-Hertogenbosch en zijn rechten als pastoor, 1412-1559 », dans Noordbrabants Historisch Jaarboek, jaargang 34, 2017, pp. 76-111. http://www.hvbrabant.nl/, Historische Vereniging Brabant (HVB), postbus 1325, 5200 BJ ‘s-Hertogenbosch, Nederland.