Pas de petits sujets en histoire: ainsi pour les pratiques du cyclisme à travers lesquelles s’éclairent bien des pans de la vie sociale, économique, culturelle… La remarque vaut a fortiori en temps de guerre, quand tous les moyens de déplacement sont mis à contribution. Et elle vaut particulièrement dans notre pays, qui gagna ses premiers galons en la matière bien avant qu’Eddy Merckx ne vienne au monde.
Léopold II, déjà, avait conçu le projet de faire de la Belgique un pays phare du nouveau sport. C’était en 1893, alors qu’il recevait à Laeken le champion verviétois André Henry, devenu un héros national après avoir remporté la première édition de Paris-Bruxelles. En plein essor à la « Belle Epoque » , les deux-roues sont restés omniprésents pendant les années du premier conflit mondial, au front comme dans le quotidien des civils. L’exposition Koersen in de Groote Oorlog, montée à Audenarde en 2018 par le Centrum Ronde van Vlaanderen, s’est révélée à cet égard riche d’enseignements, rendus durables par un livre publié en parallèle (avec un volet substantiel consacré à l’avant-guerre). A l’auteur de l’ouvrage, le journaliste spécialisé Patrick Cornillie, rien de ce qui pédale n’est manifestement étranger [1].
Dans les chapitres relatifs aux forces armées belges, une place d’honneur est réservée aux carabiniers cyclistes, surnommés les Diables noirs après s’être illustrés à la bataille des Casques d’argent (Halen), le 12 août 1914. La décision de créer une compagnie de soldats à vélo dans chacun des quatre bataillons de carabiniers avait été prise dès 1898 par le ministre de la Guerre Jules Vandenpeereboom. En 1911, les quatre compagnies furent regroupées en un bataillon, rattaché à la division de cavalerie en 1913. Au début, les hommes étaient équipés de bicyclettes pliantes (déjà!), remplacées ultérieurement par des vélos d’une seule pièce pour ne pas perdre de temps sur le terrain en dépliages et repliages. Mais quand les voies n’étaient pas praticables, il fallait les porter sur le dos… L’histoire retiendra aussi le rôle des pionniers pontonniers cyclistes et celui des 120 « bécanes » envoyées fin 1915 avec le corps expéditionnaire des autos-canons-mitrailleuses (ACM) belges auprès des troupes russes en Galicie pour combattre les Allemands et les Austro-Hongrois.

Le lot des vedettes de la petite reine en 14-18, sous les drapeaux ou non, a également retenu l’attention de Cornillie. Elles ne se sont pas toutes trouvées en première ligne, loin de là. Si un Odiel Defraeye, premier Belge vainqueur du Tour de France (en 1912) et deuxième à emporter Milan – San Remo (l’année suivante), est enrôlé sur le front de l’Yser, c’est comme fourrier, chargé de veiller sur les approvisionnements et les uniformes: « une tâche sans vraiment beaucoup de danger » pour celui qui « jouit manifestement d’une sorte de statut protégé » (p. 91). Victor Linart, qui sera champion de Belgique sans interruption de 1919 à 1931, est surpris par la guerre à Magdebourg où il participe à un meeting. Revenu d’Allemagne dare-dare et clandestinement, il passe aux Pays-Bas et en Angleterre puis aux Etats-Unis où il poursuit sa carrière de coureur. Avec l’argent gagné, il envoie des colis aux prisonniers provenant de sa commune natale de Floreffe.

Parmi les engagés actifs, les cyclistes sont particulièrement bien représentés dans l’embryon de la future force aérienne, et pas seulement en Belgique. « Leur fascination de la vitesse et leur goût pour l’aventure n’y sont évidemment pas étrangers » , observe notre auteur (p. 113). L’Anversois Jan Olieslagers, coureur cycliste puis motocycliste (premier au monde à avoir passé le cap des 100 kilomètres à l’heure) ayant rejoint le cercle des « fous volants » , s’impose comme un des as de l’aviation en 14-18. Il en va de même pour Aimé Behaeghe, fabricant de vélos et sportif, originaire de Kachtem (Izegem), qui s’illustre dans les airs jusqu’en Afrique centrale. La Tournaisienne Hélène Dutrieu, qui a été coureuse – et aussi acrobate – cycliste, motocycliste et automobiliste avant de prendre son envol en 1910, obtient non sans mal, en 1914, de pouvoir accomplir en France quelques missions de reconnaissance aérienne. Elle affronte à deux reprises le feu de l’ennemi.
L’espionnage compte aussi des figures vélocipédistes dans ses rangs. C’est le cas de Paul Deman, de Rekkem, vainqueur du premier Tour des Flandres en 1913, qui fait passer à vélo, par les Pays-Bas, des informations aux Alliés. Arrêté par les Allemands, il est sauvé du peloton d’exécution par l’armistice de 1918. Gustaaf Mus, gendarme et brillant pistard né à Dudzele (Bruges), n’a pas cette chance. Il est fusillé à Gand, le 11 août 1916, pour avoir rejoint un réseau qui a transmis des renseignements outre-Manche via le consul de Belgique à Flessingue.
Parmi bien d’autres noms qui pourraient être cités ici, retenons encore, à titre symbolique, celui qui fait l’objet du chapitre final: Emile Brichard, natif d’Arsimont (Sambreville), qui sera en Belgique le dernier survivant des tranchées. Il y a servi dans une unité médicale, allant non sans péril relever les blessés. Mort en 2004 à l’âge de 104 ans, il a connu à la fin de sa vie une heure de gloire qui ne devait toutefois rien à son très modeste palmarès de coureur. Considéré alors également comme le plus ancien des participants à la Grande Boucle, il n’y avait fait qu’une brève apparition, en 1926, comme isolé et abandonnant dès la première étape.
Quid de la compétition cycliste en pays occupé ? Les conditions y sont certes défavorables, d’autant que le front ouest s’étend sur les régions où cette discipline s’est le plus développée. Il est toutefois erroné de dire qu’il n’y a pas eu de courses en temps de guerre, comme cela se lit dans nombre d’ouvrages. « Il suffit de chercher un peu pour trouver, note Patrick Cornillie. Et celui qui creuse davantage en fait remonter toujours plus en surface » (p. 7). Si les Allemands imposent des restrictions, l’étau se desserre quelque peu à partir du printemps 1915, non sur les chemins publics mais dans des espaces sous contrôle. C’est ainsi qu’est organisé un ersatz de Tour des Flandres… sur le vélodrome d’Evergem. Déployant des trésors d’imagination, les organisateurs disposent fictivement, sur 150 kilomètres, les étapes et les contrôles de la toute jeune course créée en 1913. « On pourra assister à toutes les péripéties que les coureurs rencontrent habituellement sur ces chemins de courses, comme les contrôles volants et fixes, les bris de cycles, où chaque coureur doit lui-même se tirer d’affaire, etc. » , annonce le journal Het Volk (cité p. 121). Un Tour de Belgique sur piste voit le jour de même au vélodrome Karreveld (Molenbeek) qui « devient un peu l’épicentre du sport cycliste dans l’Okkupationsgebiet ou la partie occupée de la Belgique hors de l’Etappengebiet » , la zone d’étapes qui forme une bande d’une cinquantaine de kilomètres le long du front (p. 125).
C’est dans cette dernière portion du territoire qu’un coup dur vient frapper la population en septembre 1915: l’obligation de remettre aux troupes allemandes les vélos et surtout les pneus en caoutchouc (parmi quantité d’autres biens saisis ou achetés d’autorité). « En théorie, il n’existait plus de vélo » , écrit dans son journal l’écrivain flamand Stijn Streuvels (cité p. 127), qui vit à Ingooigem (Anzegem, Flandre-Occidentale). En théorie seulement, car beaucoup s’appliquent à escamoter leur unique moyen de déplacement en dehors des jambes. L’auteur de La moisson (1900) en cache lui-même quatre, un pour chaque membre de la famille: « Les pneus enlevés, les roues, tout ce qui en fait partie comme: barre de guidon, chaîne, pédales, etc., convenablement frottés et enroulés dans des chiffons contre la rouille, et ensuite dans la cachette… » Tout cela alors qu’une dizaine de soldats dont cinq officiers, se trouvant en cantonnement, « pouvaient à tout moment interrompre et bousiller le travail » (id.).
Fallait-il qu’on y tienne, à ses biclous!
P.V.
[1] Koersen in de Groote Oorlog, Tielt, Lannoo, 2018, 208 pp. L’ouvrage existe également en version anglaise.