
Il est permis de souhaiter pour son pays un sort plus enviable que celui où Clémenceau cantonnait la Belgique: « un Etat auxiliaire destiné à se mouvoir à l’ombre de la France » . Pendant et après la Première Guerre mondiale, nombreuses et de tous horizons politiques furent les personnalités en vue de la « poor little Belgium » qui conçurent ou appuyèrent des projets de territoire accru, d’influence renforcée, de statut international amélioré. Mais les ambitions les plus hautes, pour ne pas parler des plus folles, avaient peu de chances de se concrétiser. Elles devaient se briser sur les récifs de la diplomatie.
Incarnation de ce temps « où les Belges rêvaient » , le Comité de politique nationale (CPN), fondé par l’écrivain et futur sénateur Pierre Nothomb, a fait l’objet d’un exposé parmi la trentaine inscrits au programme du colloque « La Belgique et les traités de paix » , réuni au palais des Académies à Bruxelles du 9 au 11 mai 2019 [1]. En charge du sujet, Francis Balace, professeur émérite de l’Université de Liège (ULiège), n’a pas manqué de surprendre l’auditoire en livrant les noms de certains des plus chauds partisans d’une grande Belgique lorgnant vers la Prusse wallonne, la Flandre zélandaise, le Limbourg hollandais et le grand-duché de Luxembourg.
Un manifeste du père de Charles-Ferdinand (l’homme politique), grand-père de Patrick (le diplomate) et arrière-grand-père d’Amélie (la romancière), adressé au gouvernement du Havre en novembre 1915, porte ainsi les signatures du juriste Maurice Bourquin, futur apôtre de la Société des nations et professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB), de Louis Dumont-Wilden, cofondateur du Pourquoi Pas ?, de Fernand Passelecq, qui bataillera contre Maurras dans les colonnes de La Libre Belgique, du socialiste Louis Piérard, du futur secrétaire général des Affaires étrangères Fernand Van Langenhove et même du futur ministre Camille Gutt, entre autres. Ce n’est pas vraiment la marginalité d’extrême droite!
Fin 1918, le CPN est un think tank qui s’y entend pour recruter ou faire signer, dans le pays libéré, des figures notables telles qu’Henri Grégoire, professeur à l’ULB et directeur du Flambeau, Henri Rolin, futur ministre socialiste, Paul Errera, également « ULBiste » et membre actif du Consistoire israélite de Belgique, les futurs ministres catholiques Paul Crockaert et Antoine Delfosse (ce dernier de tendance démocrate chrétienne et wallonne), l’écrivain Henri Davignon… Le ministre Jules Renkin ne ménage pas non plus son soutien à un courant nationaliste décidément des plus pluriels. Selon le professeur Balace, il s’y trouve même « plus de francs-maçons que de catholiques poussés » . Dans le sérail gouvernemental et parlementaire chrétien, surtout du côté flamand (Helleputte Schollaert…), les positions sont davantage minimalistes: « Qu’on me rende ma petite Belgique! » résume l’historien. Dans le camp socialiste a fortiori, on ne pourra plus longtemps se dérober au mot d’ordre du « patron » Emile Vandervelde: « N’accablons pas l’Allemagne » . Louis Piérard et les autres camarades devront se retirer du comité nothombien.
Celui-ci n’en est pas moins porté, en dépit des oppositions, par une lame de fond qui ne se réduit pas à la classique poussée de fièvre d’après-victoire. Dès avant la guerre, un sentiment identitaire belge s’est affirmé, notamment lors des festivités du 75è anniversaire de l’indépendance ou sous l’influence d’un Albert Devèze, d’un Léon Hennebicq surtout… avec, à l’occasion, des accents carrément martiaux. « Sans la guerre, pas de patrie. Sans patrie, pas de civilisation » , écrit le dernier cité, juriste et élève d’Edmond Picard. Face à ce cocardisme, symptomatique est l’ébahissement d’un Léon Chomé, professeur à l’Ecole militaire et rédacteur en chef de la revue La Belgique militaire: « Les Belges, affirme-t-il en 1905, deviennent effrayants à force de patriotisme » [2].
Et pourtant, malgré le contexte et les antécédents, ce n’est pas un expansionnisme sans bornes et sans scrupules qui s’exprime à travers les revendications affichées par le CPN, par le Mouvement pour une Grande Belgique qui l’a précédé et par l’animateur principal de l’un comme de l’autre. Avoir gagné l’aura du pays martyre, symbole de la lutte du droit contre la force, ne suffit pas: il faut encore pouvoir la garder. Selon les termes imagés de Francis Balace, « on ne peut pas jouer à la fois à la vierge violée et à Rambo » . Il sera donc question de réparations, de garanties pour notre défense, de respect des libres aspirations des peuples… Vis-à-vis du grand-duché, c’est une union étroite qui sera recherchée plutôt que l’annexion. Et aux Pays-Bas, l’amputation du Limbourg est envisagée avec la Gueldre allemande et les bouches de l’Ems pour compensation. Beaucoup de plans tirés sur la comète, certes, mais encore raisonnables quand on les compare à la brochure La Belgique au tournant de son histoire, publiée en octobre 1916, qui recule toutes nos frontières jusqu’à englober la rive gauche du Rhin, Cologne, Coblence, le pays de Trèves… et même la Flandre française, le Hainaut français et la bosse de Givet pour nous dédommager des souffrances endurées en défendant la France! Outrances calculées: le coauteur de ce texte, journaliste établi aux Pays-Bas, se suicidera après avoir réalisé dans quel guêpier il est tombé en éditant à l’aide de fonds de l’Allemagne désireuse de brouiller ainsi ses adversaires. Par contre, c’est gratuitement que l’écrivain Maurice Desombiaux (ou Des Ombiaux), passé à la postérité comme un ardent wallingant, s’écrie: « Obusier géant, tu nettoieras l’Alsace-Lorraine, la Belgique, le Luxembourg, tu t’avanceras triomphant à travers l’Eifel où on parle toujours le wallon de Liège, et tu boiras dans les flots du Rhin redevenu gaulois » .

Tout cela fera long feu, c’est le cas de le dire, à la conférence de Paris dominée par le directoire franco-anglo-américain et aiguillonnée théoriquement par le droit des nationalités cher au président Wilson. Les chances du « panbelgisme » sont d’autant plus ténues qu’il se heurte en interne à l’hostilité d’une bonne partie des responsables politiques, comme on l’a vu, ainsi qu’à celle du roi Albert Ier, surnommé « le grand constipé » dans la correspondance de certains nationalistes. Il faut aussi compter avec la présomption, chez beaucoup, que la mayonnaise ne prendrait pas. « L’opinion est tellement montée contre les « boches » que la possibilité de transformer à terme un grand nombre d’entre eux en citoyens belges est aberrante » , constate le chercheur. Pour la suite, lecteurs sensibles s’abstenir: « C’est une époque où nous avons une telle haine que des médecins belges de renom, membres de l’Académie royale de médecine, publient dans les Annales de médecine éditées en France une étude sur l’Allemand au point de vue biologique. Il souffre de bromidrose – je traduis: ses pieds puent – et de polychésie, c’est-à-dire que le volume de ses excréments est exponentiel, à tel point que nos pilotes ont des malaises quand ils survolent les tranchées allemandes » ! A l’égard des Hollandais, ce n’est guère mieux: un véritable catalogue de griefs est dressé, où figurent les conditions pénibles dans les camps d’internement pour soldats belges, le passage de troupes allemandes par le Sud-Limbourg, l’asile accordé au Kaiser et au Kronprinz ainsi qu’aux collaborateurs membres du Raad van Vlaanderen… Et comment intégrer des germanophones luxembourgeois – et allemands – sans créer de nouveaux foyers de conflits linguistiques ? Même au sein du mouvement flamand, l’arrivée de trop de néerlandophones d’outre-Moerdijk est redoutée dans la crainte de ce qui deviendra l’Algemeen Beschaafd Nederlands (le néerlandais standardisé).
L’ampleur de la germanophobie, surtout, frappe tant elle contraste avec la germanophilie qui prévalait en Belgique à la « Belle Epoque » . Cette disposition appelle toutefois maintes nuances, selon Hubert Roland (UCLouvain) dont la contribution au colloque se fonde sur l’examen des revues littéraires et intellectuelles. Dans Le Flambeau, d’orientation libérale – et dont un des fondateurs, Henri Grégoire, fait partie des « recrues » du CPN (voir plus haut) –, la culture de l’Allemagne romantique et de l’Allemagne classique apparaît comme une clé de réhabilitation de l’ex-ennemi, en même temps que la valorisation de l’Allemagne rhénane et méridionale contre la Prusse réputée agressive et conquérante. En octobre 1919, le poète et romancier Robert Vivier, qui est passé des tranchées de l’Yser à la Rhénanie occupée, s’oppose à un manifeste d’intellectuels excluant tout pardon. Dans L’Art libre, organe éphémère du mouvement Clarté, internationaliste et pacifiste, Georges Eekhoud, qui verrait volontiers renaître la Lotharingie, publie une nouvelle, en 1919 également, qui rend hommage à des soldats allemands fusillés pour avoir refusé de faire partie d’un peloton chargé d’exécuter des Belges: « Les nôtres furent de vrais Belges, vous êtes de vrais hommes » , écrit l’auteur anversois.
L’esprit de revanche et l’esprit de conciliation continueront de s’affronter dans tous les milieux, à des degrés divers. Les congrès scientifiques internationaux de psychologues et de philosophes réintégreront ainsi les ressortissants des empires centraux quand les historiens et les historiens de l’art mettront toujours des barrières ou des restrictions, observe Geneviève Warland (UCLouvain). Et pendant que la science qui se veut universelle sera en débat avec celle qui se lie étroitement aux politiques, les diplomates belges reviendront de Versailles les mains vides, les cantons de l’Est et le mandat au Ruanda-Urundi exceptés. Fini de rêver.
P.V.
[1] Le colloque était coordonné par les professeurs Michel Dumoulin (émérite, Université catholique de Louvain et Académie) et Catherine Lanneau (Université de Liège). Les actes ont été publiés sous le titre La Belgique et les traités de paix. De Versailles à Sèvres (1919-1920). Actes de colloque. Bruxelles, 9-11 mai 2019, Bruxelles, Académie royale de Belgique (« Mémoire de la classe des lettres et des sciences morales et politiques », coll. in-8°, IVè série, t. 21, n° 2131), 2021.
[2] On peut sur ce sujet se reporter à Jean STENGERS & Eliane GUBIN, Histoire du sentiment national en Belgique des origines à 1918, t. 2: Le grand siècle de la nationalité belge. De 1830 à 1918, Bruxelles, Racine, 2002.