Une vague de corail à l’aube des temps modernes

L’importance commerciale d’Anvers en a fait un haut lieu de l’engouement des collectionneurs et des artistes pour ce gemme maritime aux vertus thérapeutiques, témoin de la transformation naturelle ou artisanale des matériaux, parfois associé au sang du Christ et à la vie éternelle (XVIè-XVIIè siècles)

Extravagant: il n’est guère d’autres mots pour qualifier le décor monté au château de Binche, en 1549, en l’honneur du fils de Charles Quint, futur Philippe II, roi d’Espagne et seigneur de nos anciens Pays-Bas, entre autres. Le clou de la réception est un mur ouvragé de roche et de corail rouge, d’où le vin coule dans les coupes des invités! Et cependant, pour insolite qu’il soit, ce cas n’est qu’une illustration parmi bien d’autres d’un grand engouement contemporain: celui que suscite le calcaire des mers chaudes, dont la formation mystérieuse soulève en outre bien des interrogations.

Plongée doctoralement dans le monde des collectionneurs et des artistes de l’aube des temps modernes à Anvers, Marlise Rijks (Universités de Leyde et de Gand; Institut Max-Planck, Berlin) a fait ample moisson d’exemples de cette vague corallienne, inséparable d’une soif de connaissance des processus de transformation, naturels comme artisanaux [1].

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Les coraux en bonne place dans cet « Intérieur d’un cabinet d’art avec « ânes iconoclastes » de Frans II Francken le Jeune (1620 ou 1626). Les iconoclastes sont à l’extérieur, vus par la fenêtre. (Source: Quadreria della Società Economica, Chiavari; n. 1, p. 128)

Bien avant d’être un must dans les cabinets de curiosité du début du XVIIè siècle, le naturalium a trouvé ses amateurs sous nos cieux. Quand Dürer séjourne dans la Métropole en 1520, son hôte Joost Plankfelt lui fait notamment don d’une branche de corail blanc. Les précieux cnidaires figurent en bonne place dans l’Intérieur d’un cabinet d’art avec « ânes iconoclastes » de Frans II Francken le Jeune (1620 ou 1626), chez qui le motif est récurrent. Ils voisinent avec d’autres êtres aquatiques: coquillages, perles, poissons séchés, hippocampes, limules… Les inventaires d’époque confirment la présence fréquente de ces « étranges excroissances de la nature » , selon les termes d’Anselmus Boëtius de Boodt, médecin à la cour de l’empereur Rodolphe II. On paye très cher pour les acquérir, dans leur état initial ou comme matière première d’objets de luxe. De la même famille Francken, Hieronymus II le Jeune, ainsi que Jan Bruegel, représentent, dans Les archiducs Albert et Isabelle visitant un cabinet de collectionneur, plusieurs branches de corail rouge à côté de coquillages rares, d’un globe céleste et des plumes d’un oiseau de paradis. Des branches de coraux rouges et blancs décorent, avec des coquillages et des petites perles, la Salière avec le triomphe de Vénus, fruit de la collaboration, en 1627-1628, de deux grands collectionneurs, Rubens et le riche orfèvre Jan Herck, auxquels s’est ajouté l’ivoirier Georg Petel. Que ceux qui créent et ceux qui conservent soient les mêmes personnes n’a rien d’exceptionnel. Les contrefaçons de coraux que propose Hendrik Smits, sorte d’expérimentateur chimique établi à la Wisselstraat, trouvent une clientèle passionnée moins par ces « mimêsis matérielles » que par le processus dont elles résultent.

Comme pour nombre de pierres précieuses et d’autres produits, Anvers est alors une plaque tournante du commerce mondial du corail, le plus souvent rouge. Arrivé de Méditerranée où il a été pêché, il est ensuite exporté, sous la houlette de l’importante colonie marchande portugaise, vers l’Inde d’où provient en return le diamant dont la Métropole demeure aujourd’hui un centre majeur. Mais le marché local est aussi important. « Dans les magasins d’or et d’orfèvrerie, les artisans vendent du corail non travaillé aussi bien que des pièces ouvrées en objets d’art ou en bijoux » , note l’historienne. La demande est assurée par la présence d’une classe d’affaires prospère, au sein de laquelle se sont développées des vocations de collectionneurs dont les raretés inspirent à leur tour les graveurs et les peintres.

Mais pourquoi tant d’intérêt pour les bâtisseurs de récifs et autres gorgones ? L’explication passe par la mise en évidence « de nouvelles manières de connaître le monde matériel, dans lesquelles le savoir, l’art et l’artisanat sont étroitement entrelacés » . A ce contexte se greffe un statut épistémologique particulier, qui relie le corail et la perle en tant que « croissances » naturelles de la mer. Plus que tout autre gemme, ils apparaissent dans les sources d’époque comme associés au corps humain, le premier évoquant le sang et les artères (le rouge, les ramifications), la seconde la peau (le blanc, la forme arrondie, la surface lisse). La pensée analogique alors commune induit même l’attribution au corail rouge de vertus curatives, notamment contre les saignées, ou pour la protection des enfants. Ainsi le bloedkoraal, comme on l’appelle en néerlandais, est-il parfois porté comme un talisman ou vendu en poudre chez les apothicaires. Selon l’illustre médecin et alchimiste Michael Maier, également au service de Rodolphe II, le corail a « autant de pouvoir curatif que toutes les herbes ensemble » . Certaines de ces croyances avaient déjà cours dans l’Antiquité. L’élément du feu, une petite huile sur bois de Jan I Bruegel (1608), en fait état à travers l’étiquette de « tintura cora » portée par une bouteille de distillation ainsi que la branche de corail reposant sur la table à côté d’assiettes, de gobelets, de bijoux et de pièces d’orfèvrerie, pendant que des hommes forgent et martèlent à l’arrière-plan (l’alchimie et la forge comme allégories du feu).

A l’instar des autres objets et œuvres collectionnés, les joyaux maritimes ne procurent pas qu’un plaisir esthétique. Ils ont aussi (surtout ?) une fonction de démonstration d’un savoir et de support de la conversation, comme en témoignent les tableaux de galeries – un genre inventé à Anvers – où les personnages s’entretiennent en touchant et regardant ce qui est exposé. Le peintre autochtone Frans II Francken a ainsi imaginé le cartographe Abraham Ortelius et l’humaniste Juste Lipse devisant au milieu d’un de ces ensembles hétéroclites où trône notamment un morceau de corail parmi des animaux de mer séchés (1617). Les questions intrigantes que posent la nature et la formation des coraux constituent un sujet inépuisable en ce temps où la pétrification, selon Marlise Rijks, est considérée comme « une des plus importantes transformations naturelles » . Outre le mystère qui entoure sa génération, « le corail paraît impossible à classifier: est-ce une plante ou une pierre (ou peut-être même un animal) ? » Parmi les solutions proposées, de Boodt envisage l’action dans l’eau d’un suc pétrifiant qui tue la plante dès qu’il démarre. Sa conception est proche d’idées plus anciennes mais toujours en circulation dans la première moitié du XVIIè siècle. On les retrouve chez le médecin, alchimiste et chimiste Jan Baptist Van Helmont, également originaire des Pays-Bas méridionaux, selon lequel toutes les pierres seraient des « enfants de l’eau » nés d’une qualité interne cachée de celle-ci, une « graine de pierre » . Il en irait de même pour toutes les autres substances dans le monde.

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Le Christ enfant porte un rosaire en corail, fréquent à l’époque où Joos van Cleve peint ce tableau. (Source: Metropolitan Museum of Art, New York; n. 1, p. 138)

Devant les coraux d’un musée domestique, on peut donc débattre à l’envi de maintes explications, comme on le fait aussi, devant de la belle ouvrage, des méthodes par lesquelles l’artisan a façonné sa matière première. Dans certaines présentations, le mélange de coraux travaillés et non travaillés suggère le rapprochement entre ce qui est issu de la nature et ce qui l’est de main d’homme.

Les pratiques commerciales liées à « l’or aquatique » ainsi que les différentes significations qui lui ont été attribuées dans les domaines de la littérature antique ou de la religion peuvent aussi constituer des thèmes de discussion entre collectionneurs et visiteurs. La première connotation culturelle figure dans Les métamorphoses d’Ovide où, après la décapitation par Persée de la monstrueuse Méduse, une partie de son sang tombé dans la mer entre en contact avec des algues et les transforme en coraux rouges que les nymphes des eaux, émerveillées, vont répandre à travers le monde. Ailleurs, c’est au sang du Christ et à la vie éternelle promise qu’on voit le corail identifié, en raison de sa couleur et de l’état permanent auquel il accède après être passé par la mort. La branche de gorgonacé ajoutée par l’orfèvre Hendrik van Paesschen à son calvaire sur base en ébène commandé par un marchand portugais (1622) s’inscrit dans cette association. Près de deux siècles auparavant, Jan et Hubert Van Eyck ont placé le même signe dans le panneau des ermites de L’agneau mystique (1432).

Les rosaires en corail sont eux aussi de tradition. Joos van Cleve, établi en bord d’Escaut au début du XVIè siècle, a peint le Christ enfant avec l’un d’eux. L’écrivain et historien Marc van Vaernewyck a décrit la manière dont ces précieux chapelets ont été victimes de la rage des protestants iconoclastes, au même titre que les œuvres d’art religieux (Van die beroerlicke tijden in die Nederlanden en voornamelick in Ghendt 1566–1568). Dans le monde de la Réforme catholique, les fils sont renoués. Un de ses grands classiques, le Den bloem-hof der kerckelicker cerimonien du jésuite Joannes David (1607), développe la métaphore, promise à un bel avenir, des « hommes de foi » comme « pierres vivantes » de l’Eglise. Le corail, dans ce cadre, a de quoi préserver et même agrandir son capital symbolique…

P.V.

[1] « Unusual Excrescences of Nature »: Collected Coral and the Study of Petrified Luxury in Early Modern Antwerp » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 43, n° 2, s.l., 2019, pp. 127-156, https://doi.org/10.1080/03096564.2017.1299931 (en libre accès).

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