En janvier 2009, les travailleurs d’UCO Braun franchissaient pour l’ultime fois la porte de ce qui avait été la dernière grande fabrique textile gantoise. Ouverte en 1950, sise à la Maïsstraat, elle faisait partie intégrante de l’Union cotonnière, devenue UCO n.v. en 1964. A la suite d’une reconversion dix ans plus tard, son département spécialisé dans la production de jeans avait ajouté le mot « Sportswear » à son nom.

La tâche de retracer ces six décennies d’activités s’avère des plus ardues. Comme il arrive bien souvent dans le cas des entreprises, une grande partie des archives a disparu. Sont demeurés néanmoins les dossiers du personnel, sauvés de justesse et conservés aux Archives de l’Etat à Beveren. Des étudiants de l’Université de Gand ont été mis au travail (formateur) sur ce fonds et leurs résultats jugés les plus intéressants ont fait l’objet d’une édition digitale [1]. Ils portent sur la période 1985-2009, pendant laquelle l’usine employa quelque 1570 personnes. Des entretiens avec certaines d’entre elles ont permis aux jeunes chercheurs de compléter leur information. Il y manque toutefois le point de vue patronal.
Avant de se transformer en chronique d’un déclin puis d’une mort annoncée, cette histoire est d’abord celle de changements – technologiques, structurels, sociaux… – de grandes ampleur et rapidité, qui ont concerné l’ensemble du secteur textile après la Seconde Guerre mondiale. « Ce fut, résument Jozefien De Bock (Ugent) et Hilde Langeraert (Miat), une période de mécanisation poussée, d’intensification du rythme de travail et de la productivité, de consolidation du système de sécurité sociale et aussi d’introduction du travail de nuit imposé et de régimes (semi-)continus, où la production se poursuivait toute la semaine considérée comme un bloc » . Une nouvelle répartition du temps de travail, en trois semaines de 48 heures suivies d’une semaine de congé, fut mise au point en concertation. Mais selon le témoignage des anciens, elle engendra un net renforcement de la pression à la productivité. Les nouveaux embauchés, soumis à un contrôle sévère, étaient fréquemment licenciés moins d’un an et même moins d’un mois après avoir commencé à travailler. En négatif également sont cités les problèmes de santé (pulmonaires), qui expliquent qu’on restait rarement plus de dix ans dans les ateliers de tissage, notamment.
Rétrospectivement, les années ’60 font figure de chant du cygne, avant un long étiolement lié à la concurrence étrangère, qui se traduit par des fusions de fabriques, l’orientation des survivantes vers des produits de niche et, bien sûr, des rationalisations compensées par l’automation. A la Maïsstraat, le pic des licenciements est atteint dans les années 1987 à 1991. En 1990, le groupe UCO annonce la fermeture de cinq établissements. 1999 ouvre une nouvelle période d’incertitudes, qui atteint son point culminant en 2001 et se traduit par de nombreux départs volontaires. L’atmosphère se fait lourde, tant on voit venir la fin. L’addition des cadences accélérées, des conditions sanitaires et de l’insécurité d’emploi explique sans doute la durée moyenne très courte de la carrière dans l’entreprise (6,9 ans).
Un des volets de l’ouvrage collectif, confié à Celien De Sloovere, porte sur ce qu’il est convenu d’appeler les questions de genre. Contre toute attente, alors que le domaine des étoffes est perçu comme un des plus féminins, les hommes composent 85 % du personnel d’UCO Braun entre 1950 et 2009. Ils sont même plus nombreux que ce n’était le cas pendant l’Entre-Deux-Guerres pour l’ensemble du secteur: les femmes y représentaient alors près de la moitié (47,2 %) du personnel. L’interdiction légale du travail de nuit pour ces dernières, jusqu’en 1998, expliquerait ce paradoxe. En revanche, on ne relève pas de différences notables de statuts entre les sexes. Et à l’encontre, ici aussi, d’une idée largement reçue, les femmes sont un chouia plus nombreuses que les hommes à travailler à temps plein (73,3 % contre 72,4 %).

Où les Romains et les Romaines s’empoignent – pour parler comme le capitaine Haddock – , c’est au chapitre des rémunérations. En 1950, le salaire des femmes dans le textile représente 70 % de celui des hommes. L’écart, un peu moindre dans les fonctions spécialisées, s’est maintenu ultérieurement. A l’usine Braun, dans les années 1980-2009, une contremaîtresse gagne 58 % du revenu d’un contremaître. Au plus bas de l’échelle, la proportion est de 65 %. Le constat ne va toutefois pas sans exceptions: dans l’atelier de tissage, où travailleuses et travailleurs sont en nombre égal sur les machines, les payes sont identiques. L’historienne reconnaît en outre que l’échantillon modeste duquel elle a tiré ses conclusions (20 hommes et 20 femmes) n’offre peut-être pas toutes les garanties de représentativité.
Il est imparable, par contre, que la revendication « A travail égal, salaire égal » n’est soutenue que mollement par les syndicats. Elle est reprise au numéro 25 dans la convention collective de travail de 1975, mais sans mise en œuvre ultérieure. Elle est relancée dans les années ’90, mais avec pour objectif de réduire l’échelle, non de la supprimer. « Le travail des femmes, observe Celien De Sloovere, restait un point controversé, également à l’intérieur des syndicats sectoriels de l’industrie textile. Les femmes ne devaient pas travailler et on voyait les travailleuses du textile comme une menace pour les emplois des hommes en même temps que comme des syndicalistes de second rang » .
Les écrits et les interviews ont également fourni matière à éclairages sur les relations interpersonnelles en lien avec les appartenances identitaires. Globalement, celles-ci se révèlent rien moins que conflictogènes. De l’analyse des sources, Babette Weyns a extrait nombre de facteurs primaires et secondaires exerçant une influence sur les contacts entre individus. « Il est remarquable, souligne-t-elle, que dans le cas présent, l’origine et la nationalité ne figuraient certainement pas ici à la première place » . Et d’y voir confirmée l’hypothèse selon laquelle la séparation ou la ségrégation entre travailleurs immigrés ou naturalisés et de souche ainsi qu’entre communautés de provenances différentes (l’antagonisme Turcs/Marocains…) prévalent surtout au macroniveau de la géographie urbaine ou du marché du travail – auquel se limite bien souvent l’historiographie –, alors qu’il n’en va pas de même au microniveau de l’atelier ou du bureau, celui des rapports humains concrets. Le travailler-ensemble moins problématique que le vivre-ensemble ? La culture d’entreprise elle-même l’implique, le bon fonctionnement de l’usine reposant en partie sur l’harmonie au sein des équipes. Nous notons cependant que le poids de l’islam(isme) n’apparaît ici nulle part, ce qui surprendrait à tout le moins de nos jours. Si des distances sont maintenues, c’est davantage à la barrière des langues qu’elles sont attribuées dans beaucoup de cas, avec en outre une surestimation par les vétérans du nombre de leurs collègues d’origine non belge: plus de la moitié selon l’un, voire 80 % selon l’autre, alors qu’il n’y eut qu’un peu plus de 17 % de membres du personnel d’une autre nationalité (la proportion plus large englobant les naturalisés et leurs enfants ou petits-enfants fait toutefois défaut dans les statistiques).
Au total, l’existence d’un clivage nous / eux demeure toujours prégnante, d’un côté comme de l’autre, comme l’indique cet exemple rapporté par la chercheuse: « A la question de savoir s’il y avait aussi des contacts entre collègues hors du travail, si par exemple il arrivait qu’ils aillent au café, un des interviewés a répondu: « Oui, nous, entre Turcs, nous le faisions souvent » . Ceci fait supposer qu’il pouvait exister un sentiment de groupe séparé parmi les travailleurs d’origine turque, qui diffère de celui existant avec les travailleurs d’origine belge » .
L’UCO Maïsstraat, telle qu’elle ressort de l’enquête, se présente en somme comme le lieu d’une sociabilité superficielle, d’une solidarité liée à la tâche commune, ne débouchant pas sur de véritables amitiés. Ces caractéristiques ne font probablement pas exception à la règle. Elles s’imposent aussi entre compatriotes et, ajouterons-nous, ne doivent, au fond, pas être très éloignées de celles que rencontrent les Belges travaillant à l’étranger… dans le meilleur des cas.
P.V.
[1] Werken in textielfabriek UCO Braun (1950-2009): snelle veranderingen in een oude industrie, dir. Jozefien De Bock & Hilde Langeraert, Gent, Kenniscentrum van het Museum over industrie, arbeid en textiel (MiatFactory), 2017, 35 pp., https://issuu.com/museum_miat/docs/20170329_pu_miat_factory_gentse_nao (en libre accès, non téléchargeable).
Merci pour cet écho auquel il manque comme vous dites le « point de vue patronal » alors que la plupart de nos musées de l’industrie sont souvent accusés de faire la part trop belle aux patrons et de ne pas assez dénoncer les conditions de travail et les réalités sociales.
Je ne peux que recommander le Musée de l’Industrie (MIAT) de Gand que j’ai visité il y a dix jours. L’étage supérieur offre une présentation de l’histoire de l’industrie textile selon une muséographie très moderne mettant en valeur des objets exceptionnels. Au niveau intermédiaire on découvrira une présentation beaucoup plus détaillée des différentes fibres et des étapes de transformation. La muséographie y est plus ancienne et tout n’est pas disponible dans une autre langue que le néerlandais… mais cela vaut le détour!
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