La Belgique au tournant du millénaire

Une Belgique différente de celle d’aujourd’hui mais guère plus tranquille, qui a vu l’Etat se faire moins providentiel, la défiance s’instaurer envers toutes les autorités et le bouleversement du paysage politique s’amorcer avec la montée des extrêmes, le déclin de la famille sociale-chrétienne et la naissance de la N-VA (1989-2004)

Le temps du Nouvel An est propice aux regards rétrospectifs. Celui qui va suivre est inspiré par la relecture d’un Etat de la Belgique au tournant de notre siècle, et même de notre millénaire, entré à présent dans sa vingtième année [1]. Publié en 2004, l’ouvrage avait pour auteurs un aréopage d’historiens, politologues, économistes, journalistes, juristes…, réunis pour donner un épilogue à la collection « Pol-His » et à sa trentaine de livres consacrés à la Belgique de l’après-1945.

Le point de départ est ici 1989, dont datent des réformes institutionnelles décisives chez nous et l’effondrement du communisme derrière le rideau de fer, avec ses répercussions sur la construction européenne. Le point d’arrivée est moins signifiant: 2004, soit à mi-parcours des gouvernements Verhofstadt (1999-2008), le deuxième ayant été formé à la suite des élections de mai 2003. Dans cet intervalle, il ne manque pas d’événements ou de processus dont les prolongements sont constitutifs de notre actualité ou qui, à l’inverse, contrastent singulièrement avec elle. Nos remarques seront forcément sélectives.

Dans le champ socio-économique, l’attention ne peut manquer d’être attirée par l’ample promotion de l’idée de « l’Etat social actif » , censé ouvrir une troisième voie entre l’Etat providence et l’Etat spectateur (Pierre Reman & Patrick Feltesse, pp. 205-227). On a vu, depuis, se réduire comme une peau de chagrin, dans le débat public, les références explicites à ce concept blairiste [2] qui avait permis, en 1999, de synthétiser les options des libéraux, des socialistes et des écologistes pour former une majorité fédérale « arc-en-ciel » . Parmi les mesures impliquées figuraient l’accompagnement et la responsabilisation des allocataires sociaux, afin qu’ils s’insèrent dans une activité professionnelle, ainsi que le creusement des écarts trop réduits entre le salaire net de l’emploi et certaines allocations de chômage, afin que la mise au travail soit réellement lucrative. Mais la nouveauté était-elle vraiment flagrante en comparaison du « plan global pour l’emploi » mis en œuvre quelques années auparavant, pendant l’ère Dehaene, avec pour objectif d’intensifier la mise au travail des chômeurs de longue durée ? D’aucuns se souviendront peut-être de la campagne lancée par la ministre fédérale de l’Emploi et du Travail d’alors, vantant les Agences locales pour l’emploi nouvellement créées en suggérant que grâce à elles, « Sabine fait le ménage et Gaston tond le gazon » (slogan qui passait – déjà  – pour politiquement très incorrect!). Dans l’un comme dans l’autre cas, il s’est agi d’absorber, sans larguer trop de protections sociales, les contraintes de compétitivité et d’assainissement budgétaire imposées par la globalisation de l’économie et l’intégration européenne. Et ce sont bien les mêmes recettes qui ont continué, depuis, d’être appliquées sous d’autres noms. Le discours politique aussi obéit à des modes changeantes, mais qui voilent une pratique politique en permanence corsetée dans nos pays à souveraineté limitée.

Hautement saillante de cette fin de siècle, et nullement amoindrie depuis, apparaît la perte de crédit des autorités en général et de la classe politique en particulier. Les « affaires » (Inusop, Agusta…), la fronde des mondes enseignant et étudiant, la marche blanche, la crise de la dioxine… ont constitué autant de révélateurs d’une gouvernance déficiente. Les nombreux ratés du dossier Dutroux ont frappé une institution judiciaire restée jusque-là immuable sur son piédestal. « La « Justice » reste au banc des accusés; son procès sera long et le délibéré laborieux » , constate Xavier Mabille huit ans après le terrible été 1996 (p. 313). Dans le collimateur figure aussi « cette propension des partis traditionnels ou assimilés à l’autoreproduction de leurs élites » (Paul Wynants, p. 179), propension qui se concrétise notamment par la perpétuation des dynasties politiques [3].

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La marche blanche organisée à Bruxelles le 20 octobre 1996 a exprimé au plus haut degré la méfiance envers les autorités politiques et judiciaires. (Source: Ph. © News Gamma, https://www.larousse.fr/encyclopedie/images/Marche_blanche_contre_la_p%C3%A9dophilie_Bruxelles_1996/1007242)

Les élections de 1991 se soldent par la première grande percée des listes anti-establishment. Certaines, comme le Front national de Daniel Féret ou le mouvement de Jean-Pierre Van Rossem, s’avéreront incapables d’inscrire leur succès dans la durée en raison de leur balkanisation en petites chapelles et de leurs faiblesses internes (guerres de chefs, élus douteux, programmes squelettiques, manque de formation des cadres…). De l’extrême droite à l’extrême gauche, le Vlaams Blok (Belang depuis) et le Parti du travail de Belgique (PTB-PVDA) sont aujourd’hui, en revanche, les bénéficiaires pérennes du sentiment antipolitique.

Celui-ci a, bien sûr, pesé dans le foisonnement des refondations et/ou rebaptisations de partis, révélatrices des problèmes d’identité et de légitimité qui les taraudent: d’Agalev à Groen, du CVP au CD&V, du PSC au CDH, du PVV au VLD puis à l’Open VLD, du SP au SP.A, du Vlaams Blok au Vlaams Belang, du PRL au MR quitté par le FDF devenu Défi… La vogue du recours à des personnalités médiatisées (les bekende Vlamingen et leurs équivalents francophones) est née de même du constat d’un déficit de séduction des leaders en place. A la même cause se rattache l’émergence d’un populisme de gauche incarné en Flandre par Steve Stevaert et Bert Anciaux, qui excellent dans l’art de se présenter non en politiques mais en « hommes ordinaires » et tiennent un discours « dont les propos démagogiques ne sont pas toujours absents » , tout en « faisant appel au bon sens du public, généralement sans en référer aux antagonismes idéologiques traditionnels, ce qui leur permet de mordre sur un électorat extérieur à leur formation » (Paul Wynants, p. 199). En Région wallonne, dans des styles certes bien différents, les cas de José Happart et de Michel Daerden ne peuvent-il pas se prêter à une lecture identique ? En face, les Burgermanifesten de Guy Verhofstadt présentent un modèle accompli de populisme libéral, dans leur manière de s’adresser au citoyen seul, d’en appeler à la démocratie directe en escamotant les corps intermédiaires et d’injecter assez de flou doctrinal pour capter des électeurs dans les milieux les plus divers, voire opposés. La décoloration politique atteint son point culminant quand le même Verhofstadt, surnommé Baby Thatcher dans les années ’80, affirme comme président du VLD prendre Tony Blair pour modèle, et quand le chef de file des libéraux francophones Louis Michel fait un ministre des Affaires étrangères chéri par la gauche.

Au moins les familles rouge et bleue tirent-elles à peu près leur épingle du jeu. On ne saurait en dire autant des sociaux-chrétiens dont le déclin, en dépit ou à cause de leurs efforts pour se conformer à l’air du temps, a atteint des proportions totalement inédites pour un parti « historique » . Pendant la seconde moitié du XXè siècle, le CVP-PSC a fourni à la Belgique la plupart de ses Premiers ministres (onze sur quatorze). Dans la Chambre des représentants issue des élections de mai 2019, le groupe CD&V est à égalité avec… le groupe PTB (douze membres chacun), alors que le CDH (cinq élus) est relégué dans la cour des petits. C’en est bien fini de la confortable position pivotale dont se vantait Charles-Ferdinand Nothomb, ancien président de l’ex-PSC: « 20 % de l’électorat, mais 80 % d’influence » (cité p. 140).

L’ascension fulgurante de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) constitue l’autre bouleversement majeur du paysage politique. Fondée en 2001 sur les cendres de la Volksunie par Geert Bourgeois et les quelques prominenten qui ne s’étaient pas disséminés dans les autres formations, elle saura s’affirmer sur d’autres terrains que le communautaire dont son prédécesseur peinait à s’extraire. Sa ligne néolibérale, sécuritaire et identitaire pure et dure, qui lui permettra de récolter des suffrages au-delà de la mouvance nationaliste, ne porte pourtant pas d’emblée ses fruits. Aux législatives de 2003, la N-VA doit se contenter de 4,91 % des votes valables exprimés au sein du collège électoral néerlandais. Bourgeois est alors son seul parlementaire fédéral. En entamant peu après des pourparlers avec le CD&V pour constituer un cartel, les troupes de Bart De Wever feront mieux qu’assurer leur survie. Le groupe N-VA à la Chambre compte aujourd’hui 24 membres. Même s’il est en net recul par rapport au scrutin de 2014 (33 élus), il demeure le premier. Mais de ses succès ou de son maintien, le prix à payer est un grand écart entre un discours officiel affirmant que la Belgique ne fonctionne plus et les propos d’un Bourgeois ou d’un De Wever, parmi d’autres, reconnaissant qu’il n’y a pas de majorité en Flandre pour l’indépendance. Cette ambivalence sera-t-elle encore longtemps tenable ?

Un autre séparatisme, intrafrancophone celui-là, a agité le Landerneau à partir de la fin des années ’80: celui qui réclame le transfert aux Régions des matières de la Communauté française. Le réalisme a constitué le plus grand obstacle à cette option, ainsi que le rappelle Théo Hachez: « C’est l’état de faillite virtuelle dans lequel se trouvait la Communauté qui l’a sauvée » , la majorité n’ayant nulle envie de « régionaliser une catastrophe » (p. 92). Mais le courant régionaliste reste actif dans tous les partis. Il a favorisé l’adoption de l’appellation (non constitutionnelle) de « Fédération Wallonie-Bruxelles » , qui n’est pas innocente en ce qu’elle place le niveau communautaire sous la dépendance des exécutifs régionaux, bien que ces derniers englobent des populations en partie germanophones (Wallonie) ou néerlandophones (Bruxelles-Capitale).

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De décembre 1981 à mars 2008, soit pendant un peu plus de 26 ans, la Belgique n’a « consommé » que trois Premiers ministres: Wilfried Martens, Jean-Luc Dehaene et Guy Verhofstadt. (Sources: Centre d’archives et de documentation du Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP), https://www.archives-cpcp.be/index.php/Detail/entities/265 & 113; Energy Security for the Future, http://energysecurityforum.org/fr/outlook/93-guy-verhofstadt)

Last but not least, il convient de mentionner, comme des plus spécifiques à notre temps, les records de durée de formation des majorités fédérales, pulvérisés comme on le sait: 194 jours en 2007-2008, 541 en 2010-2011, 494 en 2019-2020 (s’ajoutant à 168 jours de gouvernement en affaires courantes avant les élections)… Par comparaison émerge, du gros quart de siècle formé par les années 1981 à 2008, l’impression d’un long fleuve tranquille, au cours duquel la Belgique n’a « consommé » que trois Premiers ministres (Martens, Dehaene et Verhofstadt). Mais ce fut quand même à la tête de dix gouvernements différents, ce qui ne confère pas à ceux-ci une très grande durée de vie moyenne (31,5 mois selon nos calculs). On peut juste y voir un progrès appréciable après à la décennie précédente, 1971-1981, qui avait vu se succéder pas moins de… treize gouvernements! Quand l’histoire console…

P.V.

[1] L’état de la Belgique 1989-2004. Quinze années à la charnière du siècle, dir. Marie-Thérèse Coenen, Serge Govaert & Jean Heinen, Bruxelles, De Boeck & Larcier (coll. « Pol-His » ), 2004, 348 pp.

[2] De Tony Blair, chef du Parti travailliste britannique et Premier ministre de 1997 à 2007.

[3] Anciaux, Daerden, Detiège, Ducarme, Lutgen, Mathot, Michel, Moureaux, Tobback, Van Acker, Van den Bossche, Vanvelthoven, Wathelet, etc. etc.

2 réflexions sur « La Belgique au tournant du millénaire »

  1. Bsr M. Vaute ! Pour me présenter, je vous dirais que je suis celui qui vous avait signalé « in illo tempore » qu’il y avait AUSSI une réplique des Fonds Baptismaux de St Barthélémy à Moscou (musée Tretyakov)…!!! Pour ce qui concerne votre analyse ci-dessus, je pense que – concernant la déliquescence du PSC/CdH) est due ESSENTIELLEMENT à l’influence nocive de la Milquet et de son changement de nom du PSC…! Dès que la référence « chrétienne » prise par elle, comme anachronique…et plus dans l’air du temps, de nombreux membres ou du moins électeurs se sont détournés du PSC (j’en sais qlq chose, ayant moi-même remballé ma carte de parti ainsi que de nombreux membres de ma famille qui avaient toujours voté PSC….cela m’énervait suvent car je ne suis pas adepte de voter automatiquement pour un parti…!!!). Je pense que Prévôt devra remettre d’une manière ou d’une autre le sigle « C » en service surtout au vu de la dominante « laïciste » actuelle…!!! Wandre

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    1. Merci de nous avoir fait part de cet avis. Ce blog a pour vocation de rendre compte de la recherche historique, qui se doit d’être aussi impartiale que possible. Je n’y intègre donc pas mon opinion de « citoyen » – ce qui ne veut pas dire que je n’en ai pas, mes amis le savent assez ! Mais si mes lecteurs trouvent dans mes articles matière à réflexion, je ne peux qu’en être ravi.

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