L’enfer d’Evere ou quand l’asile perdait la raison

Violences, insécurité, insalubrité, soins médicaux insuffisants…: telles sont les réalités mises en évidence par l’enquête et le procès consécutifs à un double homicide commis dans l’établissement pour aliénés d’Evere. L’affaire a suscité une prise de conscience et des réformes du régime asilaire, mais dans d’étroites limites (1871-1874)

Pendant la Première Guerre mondiale, le taux de surmortalité dans les institutions psychiatriques belges s’est élevé à 23 %. J’ai consacré un précédent article à ce moment « révélateur des carences de l’époque dans le domaine des soins aux aliénés » [1]. Sur un autre moment, celui-ci en temps de paix et non de désorganisation, de réquisitions et de privations, les recherches menées par Gauthier Godart (Université catholique de Louvain) jettent une lumière crue. Le chercheur est parti d’un double homicide commis à l’asile d’Evere, le 24 octobre 1871, et de l’ample scandale qu’il suscita [2].

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L’établissement de santé d’Evere tel qu’il apparaît dans une lithographie de l’artiste Louis Van Peteghem réalisée en 1859. (Source: n. 2, p. 185)

Cette nuit-là, un interné de 27 ans, Laurent Dumoulin, se croyant menacé, s’en est pris à deux compagnons qui succombèrent sous ses coups. L’enquête mettra notamment en lumière la responsabilité d’un gardien dont des collègues assurent qu’il avait entendu du bruit dans la chambrée, « mais qu’il n’avait pas osé entrer » (cité p. 58). La direction, cependant, se retranche derrière une version lénifiante des faits, afin d’écarter toute mise en cause. Le registre médical de l’établissement attribue un des décès à une « congestion foudroyante des poumons à la suite d’un accès de colère et d’une querelle » (cité p. 53)… alors que les gardiens du corps font état de blessures multiples et gravissimes.

Le 11 mai 1872, au terme d’un procès non dépourvu d’effets de manche et où toute une série de manquements et d’irrégularités ont été actés, la cinquième chambre du tribunal de première instance de Bruxelles condamne sept prévenus, du haut au bas du personnel de la maison everoise. Le directeur Henri Van Leeuw, qui s’est exilé en Angleterre, écope par contumace de deux ans d’emprisonnement pour homicide involontaire. Du même chef ainsi que pour coups et blessures volontaires, le gardien qui n’était pas intervenu se voit infliger une peine identique. En appel, le 27 juillet suivant, le sous-directeur Hugo Van Leeuw et le médecin en chef Henri Van Holsbeek, principales cibles de l’accusation, payent leurs « énonciations mensongères » respectivement de six peines de quinze jours et de deux peines de six mois d’emprisonnement. Les condamnations sont le plus souvent assorties d’amendes.

Fortement médiatisée, dirait-on de nos jours, l’affaire retient l’attention de l’historien pour les réalités qu’elle porte sur la place publique, les instrumentalisations politiques auxquelles elle donnera lieu et les (petites) réformes qu’elle favorisera dans un contexte où, déjà, l’institution asilaire essuie de nombreuses critiques.

Les réalités ? Des violences quotidiennes de tous ordres, une insécurité permanente, une gestion largement déficiente, un encadrement médical insuffisant, des conditions de travail pénibles pour les employés… avec toutes les souffrances cumulées qui en résultent pour les patients. Le cas d’Evere frappe d’autant plus que la zothuis (maison de fous), bien avant la tragédie, s’est trouvée dans le collimateur des autorités. Alerté par les commissions d’inspection des établissements d’aliénés (celle de l’arrondissement de Bruxelles ainsi que la commission permanente), le ministre de la Justice a adressé deux circulaires au gouverneur de la province de Brabant, en 1867 et en 1868, pour attirer son attention notamment sur les problèmes de salubrité des locaux et de qualité des vêtements des pensionnaires. Le 17 août 1871, Hugo Van Leeuw et le gardien trop passif ont été condamnés, déjà, en correctionnelle pour blessures à un jeune journalier atteint de « manie » , qui a dû être amputé des pieds par défaut de soins. Le directeur Henri Van Leeuw a été pour sa part déclaré « civilement responsable et solidairement tenu des condamnations » (cité p. 46).

« Sans l’éclatement de l’affaire, relève Gauthier Godart, les autorités se seraient contentées de procéder à la fermeture de l’établissement pour non-respect des directives émanant du ministre de la Justice, et pour infractions à la loi de 1850 » relative au régime des aliénés (p. 189). Du fait qu’il y a eu mort d’hommes et donc investigations judiciaires, le chercheur atteint ce qui pouvait lui échapper « dans les interstices de la réglementation ou les euphémismes des rapports de surveillance » (préface de Xavier Rousseaux, p. 11). Fait exceptionnel: la parole même de certains malades mentaux d’Evere nous est accessible, à travers leurs témoignages délivrés au cours du procès ou leurs impressions consignées par écrit après coup (cfr les lettres d’une ex-patiente, pp. 116-120).

Tout cela fait plus qu’assez de pièces au dossier pour confirmer le bien-fondé des récriminations les plus lourdes. Quand Théodore Heyvaert, procureur du Roi, s’est rendu à l’asile, il a trouvé Laurent Dumoulin dans sa cellule « le corps couvert de deux doigts de crasse » (cité p. 14). Le médecin Van Holsbeek lui-même a reconnu, dans un rapport à la Société de médecine mentale de Belgique, « l’existence de lacunes dans l’emménagement des établissements d’aliénés » , citant notamment le chauffage, la ventilation, le régime alimentaire, les vêtements, les soins de propreté… (cité p. 86). L’absence de traitements médicaux sérieux confine les asiles dans un rôle de lieux d’enfermement plutôt que de soins. Trente ans plus tôt, une commission ministérielle avait déjà dénoncé cette situation… Mal payés, les médecins complètent leurs revenus en se constituant une patientèle personnelle, ce qui les rend d’autant moins présents à l’institution. Ils doivent pourtant y être approuvés tous les trois ans par la députation permanente provinciale, mais cette règle paraît sans effet sur leur degré de motivation.

Les organes de contrôle en prennent aussi pour leur grade. C’est que derrière certains rapports élogieux se laissent deviner des ruses ou des jeux d’influence de la direction de l’établissement visité. Difficile, en tout cas, d’expliquer autrement que tant de défaillances aient pu passer si facilement à travers les mailles du filet. Relevant à la fois des secteurs privé et public, le premier organisant et prenant en charge pendant que le second contrôle et finance, la maison Van Leeuw est tombée dans une dérive où le poids des intérêts financiers a pris le pas sur toute autre considération. La pingrerie des managers produisait la misère des colloqués avec, parfois, la complicité ou le silence complice d’autorités locales.

L’affaire a-t-elle au moins ouvert la voie à des améliorations dans le sort des hommes et des femmes placés ? Oui, mais dans d’étroites limites. A l’initiative de Théodore Heyvaert, obligation sera faite aux hospices de l’arrondissement de Bruxelles de s’équiper d’une boîte aux lettres, dont le procureur seul détiendra la clé, pour recueillir les plaintes éventuelles des pensionnaires. En 1872, le ministre de la Justice étendra la mesure à l’ensemble du royaume. L’année suivante, la loi de 1850 sera amplement réformée (16 articles modifiés sur 38) sous l’effet notamment du drame d’Evere et de la campagne menée à sa suite par les aliénistes. La nationalisation pure et simple des asiles sera réclamée à cette occasion par les libéraux radicaux. La majorité préférera affirmer le rôle supplétif de l’Etat, qui ouvrira de nouvelles maisons « lorsqu’il en aura reconnu la nécessité » (article 6, cité p. 173), particulièrement si les structures privées s’avèrent insuffisantes face à l’afflux des malades. Par ailleurs, la loi, suivie d’un règlement des maisons de santé en 1874, prévoira un renforcement de leur contrôle administratif et judiciaire.

Quant à celle par laquelle le scandale est arrivé, elle pourra poursuivre ses activités jusqu’en 1921, mais après faillite et rachat par un notable schaerbeekois. Henri Van Leeuw, pour sa part, sera finalement extradé d’outre-Manche. Condamné en 1873 à cinq ans de réclusion pour détournement au préjudice du bureau de bienfaisance d’Evere, où il a exercé les fonctions de receveur, il mourra en prison peu après.

L’étude de Gauthier Godart ne nous permet pas d’estimer dans quelle mesure les faits dont la commune du witloof a été le théâtre constituent un cas extrême ou, au contraire, représentatif de la prise en charge des « fous » dans la Belgique d’il y a un siècle et demi. Il est en tout cas bon de rappeler qu’à côté du contre-modèle ici épinglé, cette époque est aussi celle de l’exemplaire Dr Joseph Guislain (1797-1860) qui œuvra pour un traitement humain de la démence, en collaboration avec la congrégation des Frères de la Charité et son fondateur le chanoine Pierre-Joseph Triest. L’hôpital psychiatrique ouvert a Gand par le médecin pionnier est aujourd’hui en partie devenu un musée qui vaut la visite [3].

Longtemps auparavant, au XIIIè siècle, les habitants de Geel (province d’Anvers) recevaient chez eux les pèlerins qui avaient perdu la tête et venaient rendre visite aux reliques de leur patronne sainte Dymphne. Les villageois inventaient ainsi ce qu’on appellera plus tard l’accueil familial thérapeutique. Reconnus officiellement en 1850, ces soins à domicile se pratiquent toujours en notre temps. Ombres et lumières…

P.V.

[1] « Dans les asiles de la Belgique martyre » , 18 mars 2019, rendant compte de  Benoît Majerus & Anne Roekens, Vulnérables. Les patients psychiatriques en Belgique  (1914-1918), Namur, Presses universitaires de Namur (coll. « Univer’Cité » , 7), 2018.

[2] L’asile en procès. Le scandale d’Evere (1871-1872) et la prise en charge de la folie en Belgique, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain (coll. « Histoire, justice, sociétés » ), 2019, 208 pp.

[3] https://www.museumdrguislain.be/fr

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