
L’abondante bibliographie de notre histoire coloniale s’est enrichie de trois ouvrages centrés sur la période léopoldienne – la plus controversée, comme on le sait. Signe des temps: deux sont dus à des chercheurs natifs du Congo, dont un y vit. Leurs regards n’en divergent pas moins, exactement comme l’ont fait ou le font toujours ceux des acteurs, des témoins et des experts belges. Le livre de Mathieu Zana Etambala, docteur en histoire (Katholieke Universiteit Leuven), a été entrepris dans le prolongement d’un projet de recherches du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren [1]. On y trouve brassées amplement les sources relatives aux débuts de la colonisation dans quatre régions tenues pour avoir été durement éprouvées: le royaume Kuba (qui résista longtemps à toute pénétration étrangère blanche ou noire), le Domaine de la couronne au lac Léopold-II (aujourd’hui Maï Ndombé), la province de l’Equateur et l’Ituri (ou Aruwimi). D’une tout autre tonalité, l’essai de Jean-Pierre Nzeza Kabu Zex-Kongo, chercheur et enseignant, docteur en géographie et pratique du développement, est un véritable plaidoyer pour l’œuvre africaine de notre deuxième souverain, sans pour autant faire l’impasse sur les zones d’ombres [2]. Venu un peu avant les deux précédents, Pierre-Luc Plasman a adapté sa thèse de doctorat, défendue à l’Université catholique de Louvain, en une étude où prévaut la volonté d’équilibrer les points de vue [3].
L’ampleur de ces travaux et du sujet lui-même justifie qu’exceptionnellement, deux articles consécutifs leur seront consacrés. Les trois approches, avec leurs spécificités, sont de celles qui redonnent la priorité à la quête du vrai, trop souvent altéré dans l’opinion commune par la masse des écrits passionnels.
De 1885 à 1908, Léopold II a régné sur le Congo, sans les contraintes constitutionnelles qui limitent le pouvoir du chef de l’Etat en Belgique [4]. Il en résulte que sa responsabilité personnelle pouvait être mise en cause en toutes circonstances, surtout malheureuses, qu’il s’agisse ou non d’une situation sous contrôle. Le processus a culminé, ces dernières décennies, dans les accusations de « génocide » , même en l’absence manifeste de vraisemblance démographique comme de toute volonté de destruction d’un groupe national ou ethnique [5].
Face à ces buzzes et même si elles sont rien moins que laudatives, les conclusions le plus souvent nuancées des historiens professionnels peinent à se faire entendre. En milieux médiatique et culturel, tantôt les œillères idéologiques, tantôt l’impératif de faire de l’audience font immanquablement pencher la balance en faveur des visions les plus hyperboliques. Leur traçabilité est bien connue: elle conduit au monde anglo-saxon où les réquisitoires demeurent, aujourd’hui encore, des plus récurrents.
C’est l’habileté de Léopold II à faire valoir sa neutralité pour tirer parti des rivalités entre les Puissances qui lui permet d’obtenir, à la Conférence internationale de Berlin (1885), la reconnaissance de l’Etat indépendant du Congo (EIC). Une fois celui-ci devenu rentable, le retour de bâton ne se fait pas attendre. La campagne internationale contre le régime imposé aux indigènes, qui bat son plein dans les premières années du XXè siècle, apparaît plus que suspecte, du fait de son origine britannique, d’être liée aux ambitions de Londres en Afrique centrale (qui donneront notamment lieu à des négociations avec l’Allemagne). Egalement perceptible, dans ce tollé d’outre-Manche, est l’influence des missionnaires protestants désireux de damer le pion aux « papistes » .
Certes, mais…
Ce n’est pas sur ordre de la Perfide Albion que le père Emile Van Hencxthoven, supérieur des jésuites à Léopoldville, dénonce en 1901 au gouverneur général Théophile Wahis un système qu’il qualifie d’esclavage imposé par l’Etat (Plasman, p. 159). Et cette voix n’est nullement isolée.
Ce n’est pas un contempteur de Léopold II mais Léopold II lui-même qui exprime sa colère, en janvier 1899, quand s’accumulent les informations relatives aux exactions rendues possibles par la complicité ou la mollesse d’officiers belges. « Il faut que ces horreurs finissent ou je me retirerai du Congo. Je ne me laisserai éclabousser ni de sang ni de boues et il faut que ces turpitudes cessent » , écrit-il dans une note adressée à Charles Liebrechts, alors la pierre angulaire de l’administration congolaise (cité in Plasman, p. 172).
Ce n’est pas par anticolonialisme primaire que Jean-Paul II béatifiera en 1994 le catéchiste Isidore Bakanja, mort en 1909 après avoir été fouetté jusqu’à l’os – littéralement – sur ordre d’un dirigeant d’exploitation qui ne voulait pas qu’on évangélise ses ouvriers. Ce crime commis par haine de la foi est aussi symptomatique des violences qui se donnent alors libre cours dans l’Equateur.

Bien sûr, l’histoire de l’EIC ne se réduit pas à un inventaire de tortures et d’assassinats. C’est une histoire au carrefour de motivations multiples, tantôt complémentaires, tantôt en conflit, en tout cas ancrées dans l’époque. La lutte contre les trafiquants d’esclaves musulmans qui sévissent sur la côte swahili en fait partie au même titre que la défense d’intérêts nationaux dans le cadre du Scramble for Africa. Pour le Roi-Souverain comme pour ses contemporains, la colonisation relève du win-win: l’action civilisatrice qui élève les Africains, en leur forçant la main le cas échéant, engendrera des retours qui serviront à la grandeur de la métropole. « Lors de la mise en place de cette politique d’exploitation coloniale, note le Dr Nzeza, rien n’indique qu’elle va engendrer confusion et incohérence dans les esprits donnant naissance aux dérapages barbares sur le terrain. Vu du palais royal de Bruxelles, personne ne devait mourir. Pourtant, sur le terrain, c’est parti en vrille » (p. 17).
Le tournant décisif survient dans des années 1891-1893, quand l’Etat indépendant, acculé financièrement, s’oriente vers l’exploitation à plein rendement des zones caoutchoutière et de l’ivoire. L’Etat de droit est supplanté par la raison économique d’Etat (Plasman, p. 101) ou, pour le dire autrement, « l’Etat producteur (rôle économique) a effacé l’Etat protecteur (garant du respect du droit et de l’intérêt général) » (Nzeza, p. 17). Dans une conférence donnée à Liège en 1905, l’homme d’affaires Albert Thys, actif au Congo, critiquera la mise en œuvre, au cours des années précitées, d’une politique d’économie dirigée par l’Etat (Zana Etambala, p. 423). Mais nombre de sociétés privées peuvent aussi être montrées du doigt.
Au moins la zone des dangers de banqueroute a-t-elle été franchie. La reine Marie-Henriette n’aura plus à reprocher à son royal époux de « nous ruiner avec son Congo » ! L’Etat belge va investir dans les chemins de fer (Léopoldville – côte) et l’intérêt des capitalistes longtemps frileux se concrétisera notamment par la création, avec la collaboration de la Société générale, de l’Union minière du Haut-Katanga, de la Forminière et des Chemins de fer du Bas-Congo au Katanga. Mais vient aussi, comme déjà rappelé, le temps des jalousies, encore accrues par la création de monopoles de fait et la propension à faire obstacle aux entreprises étrangères, en contradiction avec la promesse initiale d’ériger le bassin du fleuve Congo en espace de libre-échange.
Le rapport du consul britannique Roger Casement, l’action de la Congo Reform Association (CRA) entre 1904 et 1913, la diffusion de photos abominables ou, dans un autre registre, le King Leopold’s Soliloquy de Mark Twain (1905) ont offert jusqu’à nos jours une source d’inspiration intarissable à quantité de publications. Aux yeux pourtant non complaisants de Mathieu Zana Etambala, celles-ci se distinguent surtout par « leur rhétorique creuse et leur recherche de sensation » (p. 20). Nombre de films, de créations artistiques, de pièces de théâtre… ont amplifié l’effet des pamphlets. Deux pics, pour l’heure, dans la liste qui n’a sans doute pas fini de s’allonger: Adam Hochschild dont le King Leopold’s Ghost… (1998) a pris appui sur le travail de compilation d’archives d’un diplomate belge, Jules Marchal, lequel a reconnu ne retenir que les documents susceptibles d’alimenter son enquête à charge; et le documentaire-fiction réalisé par Peter Bate pour la BBC en 2004, puis diffusé internationalement, où Léopold II comparaît devant un tribunal… sans avocat de la défense.
Le vrai Léopold II, lui, réagit à la campagne qui présentait l’EIC comme une entreprise criminelle en faisant mettre sur pied une commission d’enquête. Et celle-ci fit preuve d’indépendance en concluant à la réalité d’un grand nombre des abus dénoncés. Cette prise de conscience allait renforcer chez nous les oppositions, de gauche comme de droite, à la politique coloniale. Mais elle allait aussi, paradoxalement, ouvrir la voie à l’annexion du Congo par la Belgique.
(A suivre)
P.V.
[1] Veroverd. Bezet. Gekoloniseerd. Congo 1876-1914, Gorredijk (Opsterland, Nederland), Sterck & De Vreese, 2020, 463 pp.
[2] Léopold II. Le plus grand chef d’Etat de l’histoire du Congo, Paris, L’Harmattan (coll. « Etudes africaines » , série « Histoire » ), 2018, 205 pp.
[3] Léopold II, potentat congolais. L’action royale face à la violence coloniale, Bruxelles, Racine, 2017, 246 pp.
[4] Sur le Congo belge dans son ensemble, on pourra se reporter au récent recueil d’études de Jean-Luc VELLUT, Congo. Ambitions et désenchantements 1880-1960. Carrefours du passé au centre de l’Afrique, Paris, Karthala (coll. « Hommes et Sociétés » ), 2017.
[5] Cfr sur ce point Michel DUMOULIN, Léopold II, un roi génocidaire ?, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2005, et « Léopold II. Ce « géant » devenu « génocidaire » . Une approche historiographique » , dans Léopold II. Entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation, dir. Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde d’Estmael, Stéphanie Planche & Pierre-Luc Plasman, Bruxelles, Racine, 2009, pp. 31-44.