« Amon-Ra, roi des Dieux, vous accorde toute prospérité, une longue vie, le cœur plein de joie. Ceci est pour vous réjouir. Dès que vous aurez reçu cet écrit d’invitation vous vous préparerez à assister à la « Réception chez Toutankhamon » organisée par le Murray’s Club le jour du Seigneur 14 mars 1926 dans les Salons du Palais d’Egmont, rue aux Laines, à 9 heures du soir » .
Il n’est guère d’événements mondains qui aient été annoncés de si insolite manière. Son déroulement fut à l’avenant, les membres du Murray’s Club, un cercle de la haute société, ayant été conviés à se présenter en habits inspirés de l’époque pharaonique, dans des décors et avec un menu de dîner en perspective qui l’étaient tout autant (au menu: « Extrait d’Apis – Latus rose aux fruits de la Grande Verte – Volailles de la Table des Dieux – Foie d’oies sacrées du Temple d’Amon… » ) . En princesse égyptienne, la fille de nos souverains Marie-José, future éphémère reine d’Italie, attira tous les regards. Sur scène défilèrent les divinités et les personnages illustres du Nouvel Empire. Saluée par la presse comme un succès complet, la soirée bruxelloise donna lieu l’année suivante à un remake somptueux à Hélipolis, la nouvelle ville au nord-est du Caire à laquelle le nom de l’ingénieur et industriel belge Edouard Empain est étroitement associé.

Ces « réceptions chez Toutankhamon » , avec notre grand égyptologue Jean Capart (1877-1947) pour maître des cérémonies dans les deux cas, attestent bien de l’ampleur de l’engouement suscité par la découverte, en 1922, de la sépulture du pharaon de la XVIIIè dynastie (XIVè siècle avant J-C). L’exposition qui lui est actuellement consacrée à l’espace ad hoc de la gare des Guillemins à Liège n’a pas manqué de réserver un volet à cet impact du fabuleux tombeau dégagé dans la vallée des rois sur l’opinion et les médias des Années folles. Prolongée jusqu’au 3 janvier prochain, l’expo a toutefois été contrainte par la pandémie de fermer ses portes jusqu’à nouvel ordre. Reste et restera l’ouvrage collectif, des plus complets, publié à cette occasion [1].
Comme le note l’historien Jean-Michel Bruffaerts, quand se répand la nouvelle de la mise au jour réalisée sous la conduite d’Howard Carter et de son mécène Lord Carnarvon, « les Belges se découvrent une nouvelle passion » (p. 310). C’est particulièrement le cas pour la reine Elisabeth, qui s’est déjà rendue en Egypte et décide d’y retourner après avoir lu le texte d’une conférence de Capart sur « Le nouveau trésor découvert en Egypte » , publié dès janvier 1923 dans la revue Le Flambeau. Le spécialiste, conservateur des antiquités égyptiennes aux musées royaux du Cinquantenaire sera d’ailleurs du voyage ainsi que le duc de Brabant, futur Léopold III, du 9 février au 5 avril 1923.
Peu après leur arrivée sur les rives du Nil, le 18 février, alors que des milliers de personnes se sont massées le long de la route, l’épouse du roi Albert Ier et sa suite participent, avec les deux découvreurs et en présence de nombreux officiels, à l’inauguration de la chambre funéraire, sa porte murée ayant été démolie la veille. A l’intérieur de la tombe, tout ce qu’on pourrait dire « ne serait que des banalités » , témoignera Jean Capart (cité p. 312). Au cours d’une visite ultérieure, les Belges auront droit, au magasin-laboratoire des archéologues, à une autre primeur: le trône de Toutankhamon, appelé à devenir un (ou le) fleuron du mobilier ancien. Mais les chercheurs, au fil des jours, peineront à supporter l’enthousiasme débordant d’Elisabeth. « Sa propension à vouloir toucher les objets indispose les archéologues. D’abord charmés par sa présence, ils finissent par avoir hâte de la voir partir » (p. 312).

Faut-il s’en étonner ? Le caractère extravagant de notre troisième Reine est connu par bien d’autres traits. Pour rester en Egypte, Jean-Michel Bruffaerts aurait pu citer les souvenirs laissés au cours d’un nouveau voyage, en 1930 et cette fois en compagnie du Roi, sur le site de Saqqarah auquel Jean-Philippe Lauer a consacré sa vie. Dans un ouvrage retraçant la carrière de l’archéologue français avec sa complicité, la journaliste Claudine Le Tourneur d’Ison, diplômée de l’Ecole du Louvre, relate le passage de la grande dame en des termes qui ne manquent pas de mordant: « Femme rigide, volontaire et peu affable, la souveraine marque d’emblée son rang avec ceux qui l’escortent. Pourtant, lors de la visite des tombeaux, elle est bien obligée, comme tout le monde, de se mettre à quatre pattes pour se glisser à l’intérieur » . Comme la longue barbe de Jean Capart, qui lui ouvre le chemin, traîne par terre, l’égyptologue britannique Cecil Mallaby Firth, hilare, fait remarquer que « Monsieur Capart balaye le chemin pour sa reine! » [2]
A la captivation du public consécutive à l’exhumation du jeune pharaon et de son trésor se rattache aussi, comme on le sait, un buzz avant la lettre autour de « la malédiction de Toutankhamon » . A cet égard, le duc de Brabant confiera plus tard à des proches les propos singuliers tenus, en mars 1923 au Caire, par l’épouse de Lord Edmund Allenby, haut-commissaire britannique pour l’Egypte et le Soudan: « Sans humour, elle m’avertit (les légendes naissent vite) que tous ceux qui ont pénétré dans la tombe de Toutankhamon, moi compris, sont voués à une mort rapide » (cité p. 318). Le décès de Carnarvon, bailleur de fonds de Carter, le 5 avril suivant, survenu en même temps que celui de son chien resté en Angleterre et accompagné d’une panne d’électricité générale au Caire, ont évidemment fourni matière à enflammer les imaginations. Mais la longévité des autres membres de l’équipe, en ce compris le premier d’entre eux, ne paraît pas avoir dérogé aux moyennes démographiques. Il n’empêche qu’en 1935 encore, Jean Capart, dans son journal intime, se plaindra de n’être interrogé par les journalistes que sur ça: « Cela finira par tourner à la scie » (cité p. 320). Que les esprits aient été marqués, il n’est pour s’en convaincre que de (re)lire Les sept boules de cristal, treizième album de Tintin (publié en 1948, prépublié à partir de 1943), où Hergé s’inspire de la malédiction supposée, transposée dans le contexte de la civilisation inca, ainsi que du personnage même de Capart, reconnaissable dans le professeur Bergamotte [3].
Egyptomania certes, mais égyptologie aussi: le restaurateur du culte d’Amon n’a pas intéressé que la presse à sensation. Le livre que publie Jean Capart dès 1923 sous le titre Toutankhamon, chez Vromant & Cie, connaît un joli succès et sera suivi de plusieurs éditions enrichies. A l’Exposition internationale de la grande industrie, qui se déroule à Liège en 1930, deux moulages de statues du pharaon accueillent les visiteurs au pavillon égyptien où ils peuvent aussi contempler une reproduction de son trône doré. Lors de l’inauguration, le ministre plénipotentiaire d’Egypte en Belgique Sésostris Sidarous Bey, citant le roi Fuad (ou Fouad) Ier, rend hommage aux « savants et fidèles admirateurs » que son pays compte « dans la nation belge » , tandis que le ministre belge de l’Industrie et du Travail Hendrik Heyman évoque « le véritable enthousiasme pour les choses de l’Egypte » qu’il constate chez nous « depuis quelques mois » [4].

Trois ans plus tard, les musées royaux d’Art et d’Histoire accueillent une exposition pionnière sur le site d’Amarna. L’institution du Cinquantenaire, toujours à l’initiative de Jean Capart, a souscrit dès 1921 aux fouilles en cours à l’emplacement des ruines d’Akhetaton, l’éphémère capitale d’Aménophis IV Akhenaton, dont Toutankhamon fut le second gendre et successeur. Pas moins de 87 objets ou groupes d’objets amarniens ont ainsi rejoint les collections bruxelloises jusqu’à l’arrêt du chantier archéologique en 1936.
Enfin, c’est au cours du voyage de 1923 que Capart a fait agréer par la reine Elisabeth le projet de la Fondation égyptologique (aujourd’hui Association) qui allait porter son nom. Par la renommée de cet établissement scientifique, la capitale belge est devenue, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, « une capitale de l’égyptologie » (p. 313). Rien moins!
P.V.
[1] Toutankhamon. A la recherche du pharaon oublié, trad. en partie de l’anglais, dir. Simon Connor & Dimitri Laboury, Liège, Presses universitaires de Liège (coll. « Aegyptiaca Leodiensia » , 12), 2019, 336 pp. Le carton d’invitation cité plus haut est reproduit p. 314.
[2] Lauer et Sakkara, Paris, Tallandier-Historia, 2000, p. 42.
[3] Décidément très prisé des auteurs de bandes dessinées, Jean Capart apparaîtra aussi dans Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1954), sous les traits du docteur Grossgrabenstein.
[4] Cités in Eugène WARMENBOL & Manoëlle WASSEIGE, « Le pavillon de l’Egypte à l’Exposition internationale de Liège en 1930 » , dans La Caravane du Caire. L’Egypte sur d’autres rives, exposition, salle Saint-Georges, musée de l’Art wallon, Liège, 15 sept.-24 déc. 2006, Louvain-la-Neuve – Bruxelles, Versant sud – La Renaissance du livre, 2006, pp. 145-164 (150).
Une belle conclusion pour notre visite à Liège. L’aventure « Capart-Elisabeth »de 1923 présentée en dernière partie de l’exposition, fut pour nous une découverte, ayant lu et relu (et visité aussi en Egypte) tout sur Toutankhamon. C’est encore notre première approche du trésor qui nous a laissé la plus forte impression, lorsque celui-ci nous a été présenté à Cologne dans un espace sublime où on pouvait circuler librement; il y a de cela…très longtemps.
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