Du tableau noir à l’écran blanc

Les changements qui ont bouleversé le monde de l’enseignement ces dernières décennies se reflètent aussi à travers le cinéma. Le rôle majeur du maître reste une constante mais dans les productions les plus récentes, c’est le thème des harcèlements en tous genres qui a pris une importance croissante (1930-2020)

   Appelés à citer un film en rapport avec l’école qui les a marqués, 260 futurs psychologues et pédagogues de l’Université de Mons ont plébiscité La vague (Dennis Gansel, 2008), Le cercle des poètes disparus (Peter Weir, 1989) et Les choristes (Christophe Barratier, 2004). Les scores se sont établis respectivement à 15 %, 14,2 % et 13,5 %, les autres réalisations venant loin derrière. Est-ce pur hasard si, dans les trois cas, ressort l’importance de l’action du maître comme individualité forte ? A l’encontre des théories et des directives qui mettent plus volontiers l’accent sur le collectif, les générations montantes demeurent attachées à l’exemple des Wenger, des Keating ou des Mathieu qui, positivement ou négativement, influencent en profondeur leurs élèves.

   Voilà qui dit assez l’intérêt du cinéma en tant que source pour l’histoire, si pas de l’enseignement lui-même, du moins des représentations dont il est l’objet. Quelques données pertinentes, à cet égard, sont à glaner dans l’ouvrage collectif L’école à travers le cinéma, qui vient de paraître sous la direction de trois professeurs et chercheurs de la faculté montoise de psychologie et des sciences de l’éducation [1].

   Quantitativement, le septième art n’a cependant guère privilégié le thème de l’école. Quand des enfants ou des enseignants se hissent aux premiers rôles, c’est le plus souvent hors des murs des établissements. Le déficit est encore plus flagrant quand le récit se conjugue au passé. Aucun des titres belges, dans la filmographie qui accompagne le recueil d’études (pp. 489-499), ne renvoie au temps du poêle à charbon trônant au milieu de la classe, des tabliers portés par les élèves comme par les instituteurs, des pupitres où un trou accueillait l’encrier dans lequel on trempait sa plume, de l’ardoise et de la craie bien plus économiques que le papier de brouillon, du bonnet d’âne pour les élèves turbulents ou paresseux, des bons points pour les autres… Et pourtant, que de dépaysements en perspective!   

Jacques Brel dans « Les risques du métier » (1967): une descente aux enfers qui ne manque pas d’écho plus d’un demi-siècle après. (Source: affiche du film, dans « L’école primaire en Belgique depuis le Moyen Age » , Bruxelles, exposition Galerie CGER, 1986-1987, p. 56)

Fort heureusement, qui cherche trouve. Parmi les intrigues qui font la part belle à la vie scolaire figure, en France, celle de L’école buissonnière de Jean-Paul Le Chanois (1949) [2]. Le très usité schéma narratif des anciens et des modernes y est mis en œuvre: une jeune institutrice attachée aux méthodes traditionnelles se convertit à celles de Freinet sous l’influence d’un collègue dont elle est amoureuse. En Belgique, l’exception se situe hors du champ cinématographique stricto sensu, ce qui explique sans doute qu’elle soit absente du livre précité. Une large place est, en effet, faite au débat pédagogique dans La salle des profs de Jacques Vernel (1984), une adaptation télévisée, par la RTBF, de la pièce de Liliane Wouters, elle-même issue du monde enseignant. A travers la restitution des échanges entre instituteurs(trices) pendant leurs heures de fourche, les questions didactiques, d’organisation, de moyens, d’attitudes, d’évaluations, de motivations… sont abordées avec réalisme, même si on ne peut dire que toutes les causes sont plaidées avec la même conviction ou le même talent. Chacun peut en revanche mesurer, en visionnant ce métrage, à quel point les années ’80 sont déjà loin de nous.

   A cheval sur l’école et son environnement se situe Enfants du Hasard, documentaire signé Thierry Michel et Pascal Colson (2017). Madame Pirlet, maîtresse dans la classe de 5è et 6è primaire de l’école communale de Cheratte (Visé), conduit ses élèves, presque tous petits-enfants de mineurs immigrés turcs, à la visite du charbonnage tout proche, aujourd’hui désaffecté. « Les méthodes pédagogiques sont cependant peu questionnées » , note entre parenthèses Michel Condé, du centre culturel Les Grignoux (p. 428). De fait, on ne sait pas si l’enseignante a lu les livres de Philippe Meirieu, mais on voit comment, en pratique, elle stimule, encourage, interroge, éclaire… Pour Nadine Plateau ( « féministe historique » ), ce film « démontre de manière magistrale que non seulement la réussite des élèves, mais peut-être surtout leur bien-être à l’école, leur plaisir et leur désir ne sont pas liés à une pédagogie spécifique plus performante que les autres ni à une structure nouvelle qui proposerait une alternative à l’école traditionnelle, mais à ce que l’on pourrait nommer une pédagogie de l’empowerment » (autonomisation) [3].

   Il est tentant de mettre Enfants du Hasard en parallèle avec Votre enfant m’intéresse, documentaire français contestataire de Jean-Michel Carré (1981), qui crédite l’école villageoise préindustrielle d’avoir maintenu les liens entre l’enfant et le monde adulte, à l’opposé de l’enseignement surprotégé et infantilisant d’aujourd’hui. Paradoxalement, la pédagogie nouvelle encourt de manière récurrente, parmi d’autres critiques, celle d’avoir voulu abolir artificiellement la distance entre l’intra- et l’extra-muros. Ainsi Clermont Gauthier (Université Laval, Québec) lui objecte-t-il que « l’école n’est pas la vie, elle est une reprise consciente et articulée de la vie » (cité p. 191). Difficile équilibre…

   Signe des temps ? Le cinéma de ces dernières années a vu monter en puissance la question du harcèlement et ce dans tous les cas de figure: des élèves par d’autres élèves, des élèves par des professeurs, des professeurs par des élèves… Ben X de Nic Balthazar (2007) reflète la première situation. Inspiré par un fait divers tragique survenu à Gand – un jeune autiste harcelé à l’école s’est suicidé en se jetant dans le vide –, il met en scène un adolescent flamand atteint du syndrome d’Asperger et victime de brimades de la part de condisciples de son lycée technique. Dans sa chambre, il retrouve paix et sécurité devant son ordinateur en se plongeant dans l’univers d’Archlord, un jeu en ligne où il excelle. Signe ces temps, oui: car il y a quelques décennies, un réalisateur aurait trouvé bien davantage son archétype dans un de ces élèves défavorisés qui compensaient leur handicap en travaillant plus dur que les autres, jusqu’à rivaliser avec les premiers de classe. Sur les écrans blancs se reflète désormais la tendance générale à fuir une réalité trop éprouvante dans les artifices du monde virtuel. La solution du problème est dans le repli sur soi et sur l’imaginaire. Ni l’école, ni davantage la famille ou les pouvoirs publics ne sont censés être en mesure d’intervenir efficacement.

« De Witte » ( « Filasse » ), le roman picaresque d’Ernest Claes, a connu deux adaptations au grand écran. (Source: affiche du film, dans « L’école primaire en Belgique… » , op. cit., p. 56)

   De toutes les époques, en revanche, sont les réquisitoires contre les bourreaux d’enfants réels ou imaginaires du système éducatif. Dans la même veine que Jean Vigo (Zéro de conduite, 1933) ou François Truffaut (Les quatre cents coups, 1959), qui chargent les collèges autoritaires ou injustes de leurs jeunes années, se situe le De Witte (Filasse en français) de Jan Vanderheyden et Willem Benoyd, d’après le roman picaresque d’Ernest Claes (1934) (également absent du corpus de L’école à travers le cinéma). Un jeune Campinois nourri aux coups de bâton et travaillant, quand il n’est pas aux cours, pour un fermier tyrannique, se révolte contre sa condition par de multiples espiègleries. Une version plus récente du film (De Witte van Sichem, Robbe de Hert, 1980) y a ajouté la dimension (explicative ? justificative ?) du contexte socio-économique. Les écoles prisons ou les écoles casernes ont existé, tout comme leur opposé, sévère mais juste, dont un Marcel Pagnol s’est fait l’écho avec tendresse (Merlusse, 1935). L’écrivain et cinéaste provençal, il est vrai, était  fils d’instituteur et avait été lui-même professeur d’anglais.

   Les scénarios où l’enseignant est cible, victime, souffre-douleur – et de quelle manière! – sont de ceux que Pagnol n’aurait guère pu imaginer. Les risques du métier (André Cayatte, 1967) et surtout La journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2009) nous font assister à deux descentes aux enfers. Dans la première, l’instituteur incarné par Jacques Brel est couvert d’opprobre à la suite des accusations de pédophilie proférées par une élève mythomane à laquelle d’autres se joignent. Dans la seconde (un téléfilm franco-belge sorti ensuite en salle), l’enseignante, Isabelle Adjani, qui vit la galère dans son établissement en zone sensible, finit par craquer et prendre une partie de sa classe en otage.

   Est-ce pour conjurer le sort que les deux drames et la comédie dramatique sortis vainqueurs du sondage de l’Université de Mons ont en commun, outre leur succès commercial, d’avoir mis en scène un leadership professoral bien bétonné, même s’il dérape dans les cas de La vague et du Cercle… ?

   « Vous voulez comprendre ce qui est arrivé à l’école au XXè siècle ? Allez au cinéma! » Tel est le titre donné par le critique français Pierre Murat à un de ses articles où il épingle l’inefficacité et la technologisation sans âme de l’instruction publique actuelle (cité – mais non approuvé! – p. 20). Il s’en faut toutefois de beaucoup que la simple fréquentation des salles obscures suffise à faire toute la lumière sur l’état de nos dés-humanités. Entre l’image et la réalité, l’écart subsiste toujours. Comme l’observe Michel Condé, « la représentation cinématographique, qu’il s’agisse d’un documentaire ou d’une fiction, est nécessairement singulière et l’école représentée ne peut prétendre être l’Ecole ni même valoir pour un « système scolaire » relativement circonscrit » (pp. 423-424). Ce que le movieland éducatif nous donne à voir, ce sont des « études de cas » qui, même sans liens avec des faits avérés, peuvent alimenter notre réflexion sur un grand corps malade. Ce n’est certainement pas un luxe en Communauté française de Belgique, où un tiers des enseignants abandonnent la profession au cours des cinq premières années. Cela non plus, Pagnol ne l’aurait pas imaginé…

P.V.

[1] L’école à travers le cinéma. Ce que les films nous disent sur le système éducatif, dir. Antoine Derobertmasure, Marc Demeuse & Marie Bocquillon, Bruxelles, Mardaga (coll. « Education, enseignement, pédagogie »), 2020, 512 pp. Les résultats de l’étude menée auprès des étudiants sont exposés en pp. 441-454.

[2] A ne pas confondre avec L’École buissonnière de Nicolas Vanier (2017), d’après le roman éponyme, qui relate un apprentissage véritablement extrascolaire.

[3] Dans La Revue nouvelle, mars 2017, https://www.revuenouvelle.be/Enfants-du-hasard-un-film-de-Thierry-Michel-et (en libre accès).


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