Quand, en 1866, la Prusse vainc à Sadowa l’Autriche en plein déclin, elle ne fait pas qu’imposer définitivement son leadership à l’Allemagne: elle tire aussi les marrons du feu pour son alliée l’Italie. Celle-ci, en effet, bien que défaite sur le terrain militaire, pourra ajouter la Vénétie et la province de Mantoue au puzzle de son unité. Il ne lui manquera plus, comme pièce maîtresse, que Rome.
A la résonance en Belgique de ces événements, de leurs prémices et de leurs suites, est consacré un ouvrage collectif dirigé par Michel Dumoulin, Vincent Genin et Sabona Gola [1]. La moisson y est abondante, sur d’autres plans toutefois que celui de l’histoire diplomatique stricto sensu. Car bien davantage que les fortunes et infortunes du Risorgimento, c’est la guerre austro-prussienne qui a capté les attentions chez nous. Plus précisément, « on s’inquiète vivement des conséquences du triomphe prussien et de la politique des pourboires de Napoléon III » , souligne Christophe Chevalier [2], en ce temps où la reine Victoria elle-même redoute la « politique de brigand » que l’Empereur des Français pourrait être tenté de mener au nord de ses frontières (pp. 48, 42).
Ces craintes, bien sûr, ne dispensent pas Bruxelles de s’en tenir à la neutralité qu’impose le statut international du royaume. Consciemment ou non, cette attitude se reflète dans celle du héros d’un récit fictif, situé en grande partie dans le Piémont avec l’actualité de l’époque en toile de fond: le Roman d’un géologue (1874), œuvre largement autobiographique et quelque peu farfelue de Xavier De Reul, lui-même géologue originaire du pays de Herve [3].
Dans l’opinion et la presse belges, en revanche, les positionnements s’affichent avec vigueur, surtout quand la question du sort des Etats pontificaux revient au premier plan. Bien évidemment, un sujet qui oppose « papistes » et « antipapistes » se trouve sans peine sur rails dans le débat politique interne, au moment où les points de friction se sont multipliés entre les deux camps (fabriques d’église, sécularisation et propriété des cimetières, Code pénal, fondations d’instruction et de bourses d’études…). Le premier rapport du nouveau nonce Oreglia di Santo Stefano, en mai 1866, traduit bien le regard catholique sur « une société spoliée de la religion, imbue des opinions des libres penseurs et composée d’apôtres de la perversité et du libertinage » (traduction d’après la citation en italien, p. 150). L’examen des dessins et des caricatures par Michel Dumoulin avec Patrick Delcord [4] fait aussi ressortir l’Italie « comme un objet de débats de politique intérieure des Etats plutôt que comme étant le titulaire d’un rôle majeur dans le jeu des relations internationales » (p. 268).

Du côté libéral et laïciste, les enthousiasmes se focalisent sur la personne de Mazzini, puis davantage sur celle de Garibaldi à mesure que son anticléricalisme se fait plus agressif. Même quand le chef des Chemises rouges est en déroute à Mentana (1867), il demeure « dans cette époque troublée le représentant désintéressé de la liberté universelle » , selon les termes d’une lettre à lui adressée par la loge maçonnique anversoise Les Amis du commerce et de la persévérance réunis (cité pp. 243-244). Les soutiens peuvent être aussi financiers. Des comités se sont constitués à partir de 1860 pour faire campagne en faveur du « denier de l’Italie » , pendant antithétique de celui de Saint-Pierre. Dans la même mouvance s’exerce l’influence intellectuelle du juriste Pasquale Stanislao Mancini, un des chefs de la gauche italienne, plusieurs fois ministre. Pour Vincent Genin, « il n’est pas exagéré d’avancer qu’il fut une des chevilles ouvrières de l’Institut de droit international » (fondé à Gand en 1873), même s’il a préféré opérer dans l’ombre (p. 131).
En face, la diplomatie vaticane se démène pour obtenir des fidèles des aides sonnantes et trébuchantes (par le denier précité et par la création des étrennes pontificales) ainsi que militaires. Mais derrière l’unité affichée autour de la défense du pouvoir temporel de la papauté, les tensions entre ultramontains et catholiques libéraux désespèrent le nonce Oreglia qui s’applique à combattre « les illusions » de ces derniers (Dries Vanysacker [5], p. 153).

Quant aux zouaves pontificaux – les volontaires recrutés pour servir les Etats de l’Eglise – , c’est peu dire que leur épopée perd des plumes dans l’étude que lui consacre Francis Balace [6]. Un Charles Rogier, pourtant, alors à la tête du « grand ministère libéral » , n’a pas caché sa sympathie pour les hommes qui, animés d’autres opinions que les siennes, « vont verser leur sang pour le triomphe de ces opinions » (cité p. 168). Mais à côté de ceux qui partent mus par le désir de combattre pour la foi, beaucoup sont motivés davantage par le goût de l’aventure ou l’appât de la prime. La « Neuvième Croisade » , en outre, achoppe rapidement sur des réalités beaucoup moins exaltantes: la dureté des conditions d’existence des légionnaires, qui entraîne un nombre record de désertions (pp. 212-213); la répartition des Belges dans une troupe de facto plus française qu’internationale; le sentiment de ne servir à rien contre un ennemi numériquement supérieur et de n’avoir dès lors « d’autre utilité que d’être une protestation contre les empiétements injustes du Piémont » (lettre de René-Corneille Rutten, frère du futur évêque de Liège, 3 janvier 1864, citée p. 182, n. 105); la situation sanitaire désastreuse, avec pour conséquence que pendant les dix ans d’existence des soldats de Pie IX, « le choléra, la variole, la fièvre typhoïde s’unirent pour causer au total 78 % des décès en service, contre 14 % seulement provenant des opérations militaires (tués au combat ou plus souvent victimes de la « pourriture d’hôpital » après une blessure à l’origine légère) et 8 % de morts causées par des accidents ou des attentats politiques » (p. 231). L’inventaire sera à peine complet quand on aura mentionné les comportements peu édifiants de maintes recrues qui, peut-être, expliquent que l’expression « faire le zouave » , dans le langage populaire et celui du capitaine Haddock, soit devenue synonyme de « faire le pitre » !
L’aboutissement des unifications allemande et italienne ne consiste cependant pas qu’en confits bouleversant l’ordre du Congrès de Vienne. Se profile aussi un trend favorable à la recherche d’accords commerciaux, monétaires, techniques… dans une vision européiste avant la lettre. Le traité d’amitié, de commerce et de navigation conclu entre la Belgique et l’Italie en 1863 s’inscrit dans ce courant. Avec ses limites, dues notamment au faible développement des voies de communication entre les deux pays, il n’exprime pas une attraction mutuelle particulière: selon Qentin Jouan [7], il est à interpréter dans le contexte général des accords bilatéraux qui se multiplient alors et contribuent à réduire les barrières douanières. Il s’agit en outre de ne pas se faire damer le pion par d’autres, entendez la France. Les investissements directs de capitaux belges dans la péninsule connaissent par ailleurs une croissance significative. A Liège, les deux « géants » que sont la Vieille-Montagne et Cockerill sont en tête dans la conquête des marchés (contribution d’Arnaud Péters [8]). Le cas de Charles Ubags, agent et atout majeur de Cockerill en Italie, illustre l’importance d’y avoir des entrées. Sur place également, Georges Montefiore-Levi, fondateur en bord de Meuse de la Société des mines et fabriques de nickel du Valsesia et de Liège, investit précocement alors que se développe le marché du nickel (la Valsesia est une vallée du Piémont). Il revient plus tard en tant que directeur de la Compagnie générale du matériel des chemins de fer, cette deuxième manche se terminant toutefois par une faillite.
Belges et Transalpins se retrouvent mêmement, avec la France et la Suisse, au sein de l’Union monétaire latine, entrée en vigueur en 1866. La solidarité ainsi créée, précisent Michel Dumoulin et Pierre Tilly [9], « est limitée à la frappe et à la circulation de la monnaie d’argent dite d’appoint. Il reste qu’elle indique l’existence d’un choix politique » (p. 113). Un choix politique latin, comme en réponse à l’unité germanique qui s’achève, ce n’est certes pas léger de sens…
P.V.
[1] Autour de l’année 1866 en Italie. Echos, réactions et interactions en Belgique, Bruxelles – Bern – Berlin – New York – Oxford – Wien, Peter Lang (coll. « Enjeux internationaux » , vol. 48), 2020, 307 pp. Michel Dumoulin est professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, Vincent Genin est chargé de recherches du Research Foundation – Flanders (FWO) à la Katholieke Universiteit Leuven, Sabina Gola est maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles.
[2] Fonds spécial de la recherche, Université catholique de Louvain.
[3] Et non de Liège comme indiqué erronément en p. 284, n. 3, où l’année de son décès est également inexacte (1895 et non 1880).
[4] Université catholique de Louvain.
[5] Katholieke Universiteit Leuven.
[6] Université de Liège.
[7] Université catholique de Louvain.
[8] Université de Liège.
[9] Université catholique de Louvain, Université Saint-Louis Bruxelles.
Nous redessiner cette époque est éclairant: nous comprenons mieux l’environnement de nos ancêtres et leur excessive attachement à la foi chrétienne et au Pape. Un de mes oncles a dessiné la vie de Don Bosco en 1941(N/B) et 1946(en couleur, une deuxième version). Il a parcouru l’Italie pour s’imprégner des endroits où cet « ami » des jeunes avait vécu; cette biographie dessinée raconte bien la vie en Italie grâce aussi à une documentation sérieuse. Merci pour vos envois que j’apprécie.
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Le « Don Bosco » de Jijé fait partie des bandes dessinées que j’ai lues et relues, et que je relirai encore, avec énormément d’intérêt et de plaisir, de même que son Foucauld, ses Jerry Spring et d’autres encore. Merci pour votre commentaire.
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