Dès le milieu du XIXè siècle, le mouvement flamand s’est voulu social autant que linguistique. La jonction allait de soi: promouvoir le néerlandais comme langue nationale contre la reconnaissance exclusive du français, c’était défendre le parler du peuple contre celui des élites urbaines. Ce courant a tout aussi logiquement pris corps au sein du giron catholique: la religion du peuple contre l’anticléricalisme libéral et socialiste. A la fin du siècle, la figure de l’abbé Adolf Daens, connue de beaucoup par le film que lui consacra Stijn Coninx (1992), incarne à sa manière l’imbrication du flamingantisme et de la démocratie chrétienne, cette dernière se posant alors en option concurrente ou complémentaire du paternalisme caritatif. Mais il en est bien d’autres.

Au premier rang de ces pionniers émerge Kamiel Van Caeneghem, dont la vie et l’action sont à (re)découvrir dans un récent recueil d’études de Lode Wils, professeur émérite de la Katholieke Universiteit Leuven, spécialiste de notre histoire régionale et communautaire [1]. Instituteur de village à Eine (Audenarde), né en 1860 dans une famille d’agriculteurs, marié et père de huit enfants, cet ouvrier des premières heures définit, en 1894, la cause en ces termes: « Le mouvement flamand est le combat ordonné, de bas en haut et de haut en bas, visant à l’amélioration physique du sort des ouvriers, de la situation étriquée des citoyens, de l’avenir des agriculteurs en Flandre. Le mouvement flamand, ce sont les tentatives de restauration morale de toutes les classes de la société. Le mouvement flamand, c’est ce camp, ce camp ardu de la renaissance de notre langue maternelle aimée, pour la reconquête de nos droits linguistiques méconnus, pour la régénération de notre propre vie flamande, jusqu’à la reconquête de nos propres valeurs et usages flamands… étant évident que tout ceci ne constitue qu’un seul et même ensemble » [2].
Voilà pour les fins. L’agir, quant à lui, profite en ce temps de deux circonstances favorables. La première est la victoire électorale catholique de 1884. Van Caeneghem déploie alors un militantisme intense au plan local. En 1887, on le trouve à la tête d’un cercle d’enseignants chrétiens audenardais, baptisé « Dieu et le Droit » . L’année suivante, il publie à Renaix avec cinq collègues un périodique, Volk en Taal (Peuple et Langue), feuille de combat pour la néerlandisation de l’enseignement et de l’administration, pour les valeurs chrétiennes du plat pays, contre les classes supérieures francisées et contre le socialisme. En 1889, à Audenarde encore, il est à l’origine d’une Ligue flamande (Vlaamse Bond) qui opérera sur le terrain électoral.
Le deuxième facteur de percée du mouvement social flamingant se présente au début des années 1890 avec l’élargissement du droit de vote à tout citoyen masculin de plus de 25 ans, des voix supplémentaires étant octroyées à certains d’entre eux. La chasse aux électeurs est ouverte et les ambitions du Vlaamse Bond s’étendent alors aux dimensions du pays. Les organisations se fédèrent pour constituer en 1891 la Ligue nationale catholique flamande (Vlaamse Katholieke Landsbond), avec Van Caeneghem toujours pour secrétaire. Devenu le leader de fait, il s’efforce, afin de gagner en poids au sein du parti catholique, d’établir une collaboration avec deux autres fédérations, stimulées elles aussi par le nouveau contexte électoral (et qui, fait remarquable, n’ont pas cessé d’exister): le Boerenbond (coopérative agricole) et le Belgische Verbond, précurseur de l’Algemeen Christelijk Werkersverbond (ACW, Mouvement ouvrier chrétien pour les francophones, aujourd’hui Beweging.net). L’un et l’autre sont dirigés par le député Joris Helleputte qui sera plusieurs fois ministre. Toutefois, « il leur manquait encore la combativité politique qui existait bien du côté flamingant » , selon l’historien: « Dans leurs comités centraux, une majorité estimait, étant donné que leur activité concernait toute la Belgique, qu’ils devaient laisser l’action flamingante aux associations qui leur étaient liées en pays flamand, mais celles-ci étaient bien encouragées à collaborer avec les organisations flamingantes » . Landsbond, Boerenbond et Verbond disposent en outre d’une caisse de résonance commune avec la création, en 1894, du quotidien Het Vlaamsche Volk, sous le patronage de Helleputte. Et c’est aussi ensemble, avec le Davidsfonds comme quatrième partenaire et de nouveau Van Caeneghem comme secrétaire, qu’ils œuvreront aux commémorations du centenaire de la guerre des Paysans (soulevés contre la conscription et la politique antireligieuse du régime révolutionnaire français) en 1898.
Dans le domaine scolaire aussi, le champ d’influence de notre personnage s’est élargi. Ainsi le trouve-t-on au centre de la constitution de l’Association des enseignants chrétiens de Belgique (Christen Onderwijzersverbond van België, COV, elle aussi toujours présente dans le paysage syndical). Revendiquant une amélioration du statut matériel des professeurs, nombre de ses membres rejoignent la mouvance Daens et mettent à l’agenda l’instauration de l’obligation scolaire ainsi que celle du suffrage universel pur et simple.
On n’a néanmoins pas affaire ici à une pure success story politique et sociale. Nombreuses, en effet, sont les oppositions rencontrées chemin faisant. Kamiel Van Caeneghem en fait lui-même état dans un rapport confidentiel sur la situation à Audenarde, daté août 1894: « Il faut faire preuve de beaucoup de prudence. Les riches sont ici tout-puissants avec le clergé. Rien à attendre maintenant sur le terrain politique. Le peuple serait même contre nous et nous n’avons pas de meneurs » . Là où le parti catholique ne veut pas faire une place à ceux qui se considèrent comme les représentants des nouveaux électeurs, le choix est parfois fait de présenter une liste spécifique. C’est ainsi que l’arrondissement d’Alost envoie Daens au Parlement. Une telle division des « cléricaux » ne peut évidemment que réjouir leurs adversaires. A partir de 1897, la rupture est à peu près complète entre le daensisme et les composantes de ce qu’on n’appelle pas encore le pilier catholique.

Pour Van Caeneghem, qui a pris ses distances à l’égard des dissidents dès 1895, l’heure du retrait de la vie publique sonne. Il n’est pourtant que trentenaire, mais le temps manque à celui qui doit aussi pourvoir aux besoins de sa grande famille. Un certificat d’aptitude en agriculture lui permet de donner des cours et des conférences rémunérés. Il obtient également le diplôme d’inspecteur cantonnal, qui l’oblige en tant que fonctionnaire à renoncer à la politique. En 1917, il reçoit un cadeau empoisonné en étant nommé inspecteur principal à Gand par le Conseil de Flandre, organe des activistes qui collaborent avec l’occupant allemand. En résulte inéluctablement sa mise à l’écart de la profession au lendemain de l’armistice. Il connaîtra encore la Seconde Guerre mondiale avant de mourir à la Libération, le 14 septembre 1944.
Très court aura donc été le temps de l’action pour celui qui est considéré comme un des laboureurs du terreau populaire flamingant. Mais il a contribué à poser les jalons de deux processus majeurs: d’une part, celui qui va tendre à mettre les deux langues sur un pied d’égalité législatif; d’autre part, le développement d’un syndicalisme chrétien autonome, qui lui-même apportera son appui aux revendications linguistiques.
Certains historiens ont cependant mis en doute l’importance qu’il convient d’accorder à la connexité des mouvements flamand et social. Au cours de sa carrière, très longue pour le coup, Lode Wils a du reste eu l’occasion d’essuyer bien d’autres critiques, assez équitablement réparties entre les deux côtés de la frontière linguistique. Rappelons seulement que l’auteur de Van Clovis tot Di Rupo, parmi d’autres ouvrages majeurs, a été le premier à montrer que le mouvement flamand, à l’origine, était patriote belge, issu de l’enthousiasme suscité par la Révolution de 1830, et que les gouvernements belges encouragèrent cette émergence thioise dans la mesure où elle permettait d’affirmer notre identité comme distincte de celle de la France. Ce qui n’est pas vraiment en phase avec les mythes fondateurs du Vlaamse beweging!
Evoquant ces polémiques au cours d’un long entretien qu’il m’avait accordé en 1996, Lode Wils se montrait philosophe: « C’est normal, quand on étudie un courant de façon scientifique, on doit forcément démythifier et cela ne plaît pas à tout le monde » . Et d’ajouter cette anecdote symptomatique: un bailleur de fonds potentiel de la revue Wetenschappelijke Tijdingen mit pour condition à ses largesses « que ce Wils cesse d’y écrire » ! Ce fut en vain.
« Que le flamingantisme ait constitué un important élément dans les mouvements démocrates-chrétiens, cela ne peut pas être mis en doute, assurait pour sa part l’historien Jan Craeybeckx (Vrije Universiteit Brussel). Cela ne viendra certainement pas de ceux qui peuvent encore avoir quelques souvenirs de l’atmosphère dans laquelle baignaient, avant la Deuxième Guerre mondiale, les mouvements de jeunesse, gildes, associations culturelles, sociétés musicales, etc. catholiques » . En revanche, le constat s’impose qu’il ne reste pas grand-chose de ce socle chrétien et social dans les stratégies et les programmes des deux partis en lesquels le mouvement flamand, de nos jours, s’est fait nationalisme…
P.V.
[1] Op zoek naar een natie. Het ontstaan van Vlaanderen binnen België, Antwerpen, Polis, 2020, 414 pp., ch. 9: « Kamiel Van Caeneghem (1860-1944), een van de grondleggers van een flamingantische volksbeweging » . Les articles rassemblés dans cet ouvrage sont encadrés par une vue d’ensemble et une réflexion sur la crise institutionnelle actuelle.
[2] Selon ma traduction, pour cette citation comme pour les suivantes.
Et à tous mes chers lecteurs, meilleurs vœux pour 2021 !
En espérant que cette année sera moins tristement… historique.