Entre Vérone et Liège, la mobilité épiscopale au Xè siècle

En 955, l’évêque Rathier est débarqué de son siège liégeois pour avoir été précédemment à la tête du diocèse vénitien. Les vraies raisons sont davantage politiques, mais en plaidant sa cause, le prélat déchu contribuera à mettre en valeur des sources canoniques qui serviront de base à la levée de l’interdiction de tels transferts (930-974)

  Le 21 septembre 953, le prélat Rathier de Vérone est élu évêque de Liège. L’élévation se fait « en présence du Roi au palais appelé Aix par les représentants appropriés » , écrira-t-il plus tard, précisant qu’il a aussi été nommé « par les évêques, les abbés, les comtes et les chefs du royaume entier » . Le dimanche suivant, l’élection est réitérée en présence notamment de sept confrères évêques. L’archevêque de Cologne Brunon, frère d’Otton Ier, roi de Germanie, a fermement soutenu cette candidature. Et pourtant, au bout de dix-huit mois, Rathier doit abandonner son siège.

   La raison ? Il a porté la mitre en Vénétie et ne peut donc pas faire de même en bord de Meuse. Les transferts de la tête d’un évêché à celle d’un autre ont été, en effet, interdits par le concile de Nicée en 325. Mais cette disposition est elle-même discutée et derrière le motif canonique de l’éjection s’en cachent bien d’autres [1]

Rathier (au centre) sculpté librement par Jules Halkin sur la façade du Palais provincial de Liège dans les années 1870-1880. (Source: photo Kleon3, 2014, commons.wikimedia)

   Né de parents nobles en terre liégeoise, moine de l’abbaye de Lobbes dans un premier temps, Rathier (v. 890 – 974) aura eu, au cours de sa carrière épiscopale chaotique, l’occasion de s’habituer à la précarité, ayant été débarqué une fois du siège de saint Lambert et… trois fois de celui de saint Euprépius. Edward Roberts (Université du Kent) voit en lui « un des évêques les plus remarquables, controversés et turbulents du Xè siècle » , auteur par ailleurs d’une œuvre théologique et autobiographique aussi abondante que polémique. Les récits relatifs à sa vie sont recoupés par d’autres écrits contemporains, dont ceux de Folcuin de Lobbes, supérieur de l’abbaye bénédictine.

   A côté de ses prétentions diocésaines incompatibles, il n’est guère douteux que Rathier a été victime des troubles politiques que connaît alors la Lotharingie. Liège – qui n’est pas encore une principauté – en fait partie intégrante. Otton a imposé en principe son hégémonie sur le regnum Lothariense, mais l’instabilité règne en maîtresse, l’aristocratie locale défiant régulièrement l’autorité royale. L’évêque éphémère attribue d’ailleurs son revers liégeois à ces familles nobles opposantes, à « l’intrigue » de l’évêque Baldéric d’Utrecht et à « l’instigation » de l’archevêque Robert de Trèves, qui l’ont fait déposer par les hommes d’armes des comtes Réginar III de Hainaut et  Rodolphe de Hesbaye autour d’avril 955. La passivité des amis et serviteurs de Rathier ainsi que celle de l’archevêque Brunon, promu duc de Lotharingie par Otton, complètent le tableau. Celui a qui avait été fait évêque par les puissants du monde ottonien – sans consentement papal ou conciliaire – a été défait par d’autres puissants, adversaires des premiers.

   En même temps, les dispositions qui interdisent la translation de la dignité épiscopale font débat à l’époque, faute de procédures bien établies et d’univocité des textes qui en traitent. Les brèches dans lesquelles les avocats de la mobilité peuvent s’engouffrer sont tout particulièrement des lettres du pape saint Grégoire le Grand (590-604), justifiant les transferts quand il y a utilitas ou necessitas, et une collection de fausses décisions papales (décrétales) attribuées à un (ou des) auteur(s) conventionnellement appelé(s) le Pseudo-Isidore (deuxième tiers du IXè siècle). Dans sa Conclusio deliberativa, un plaidoyer rédigé peu avant son expulsion de la future Cité ardente, Rathier fait référence à ces deux sources ainsi qu’à une liste d’évêques « translatés » dans l’Antiquité tardive.

   Dans Phrenesis, ouvrage écrit au cours des mois suivants, Rathier poursuit sa justification, adressée prioritairement à Robert de Trèves. Puisant ses arguments dans le Pseudo-Isidore, il y insiste sur les droits des successeurs des apôtres et l’impossibilité de les déposer légalement, « à moins peut-être que le code civil soit plus puissant que les précédents des saints, ou que le moulin ait plus d’autorité que l’office du pontife » . Un coup de griffe en passant aux confrères qui ne sont pas venus en aide: le pape Alexandre a spécifié que celui qui n’intervient pas en pareil cas « sera considéré non comme un prêtre mais comme un schismatique » . Ailleurs, les décisions attribuées au pape saint Antère (235-236) (Pseudo-Anterus) sont appelées à la rescousse pour étoffer les notions d’utilité et de nécessité.

   Que Rathier fasse ample usage des fausses décrétales isidoriennes est de bonne tactique, celles-ci étant plus accommodantes à l’égard de l’opération qui lui a été reprochée. Cette utilisation n’en est pas moins remarquablement précoce. Il faut, en effet, attendre le début du siècle suivant pour voir la collection pseudépigraphe (erronément attribuée) faire l’objet d’une intégration systématique dans les recueils de droit canonique. Mais pratiquement, la protestation a été émise en vain: elle ne produit aucun effet. Elle sera rappelée post mortem, en 991 au synode de Saint-Basle, comme exemple d’incertitude procédurale, le débarquement et le remplacement d’Arnoul, archevêque de Reims, par Gerbert d’Aurillac étant à l’ordre du jour.

   En guise de lot de consolation, notre évêque itinérant reçoit l’abbaye d’Aulne. Par la suite, renonçant à revendiquer Liège, il a de nouveau  l’œil sur l’Italie où il accompagnera Otton, lequel le rétablira en 962 à Vérone… d’où il devra de nouveau s’enfuir, en butte à l’hostilité du haut et du bas clergés locaux et voisins. Il passera les dernières années de sa vie comme abbé de Lobbes puis d’Aulne [2].

   L’historiographie a parfois vu en lui un prélat qui aurait eu raison trop tôt, ayant dénoncé le supposé laxisme moral dans l’Eglise de son temps – et particulièrement les travers de ses collègues hiérarques, d’où ses déboires à Vérone. Cette vision, qui en ferait une sorte d’annonciateur de la réforme grégorienne du XIè siècle, est toutefois fortement nuancée par la recherche récente. S’il avait la dénonciation facile, notre homme, loin d’être un outsider, a bénéficié de soutiens spirituels et temporels de poids, même au-delà des Alpes. L’étude d’Edward Roberts montre en revanche que même s’il ne fut pas le seul et malgré son insuccès, ses nombreuses citations du Pseudo-Isidore ont contribué à mettre celui-ci au diapason de la tradition canonique, ainsi qu’à faire bouger les lignes dans l’attitude à l’égard des déplacements, nolens volens, de dignitaires ecclésiastiques. L’examen des manuscrits conduit en outre à voir dans Rathier « un chaînon tentant » dans la transmission hors d’Italie de l’Anselmo dedicata, une collection canonique dédiée à l’archevêque de Milan et nourrie notamment des Pseudo-Isidoriana.

   Au XIIè siècle, les transferts d’évêques, considérés comme des abus et des excès carriéristes dans la chrétienté primitive, relèveront de la routine. Avec Innocent III (1198-1216), la normalisation sera complète, moyennant approbation papale. Peu de normes ont connu un retournement aussi complet. Une victoire posthume ? Sans grande notoriété cependant. Mais au moins Rathier a-t-il été « un porte-parole des idées contemporaines sur le pouvoir épiscopal » .

P.V.

[1] Edward ROBERTS, « Bishops on the Move. Rather of Verona, Pseudo-Isidore, and Episcopal Translation » , dans The Medieval Low Countries, vol. 6, 2019,  pp. 117-138. https://www.brepolsonline.net/loi/mlc , Brepols Publishers NV, Begijnhof 67, 2300 Turnhout.

[2] Sur cette dernière partie de la vie de Rathier, marquée notamment par un conflit avec l’abbé de Lobbes Folcuin arbitré par l’évêque de Liège Notger, on se reportera à Alain DIERKENS, « Notger, Folcuin et Rathier. L’abbaye de Lobbes et les évêques de Liège à la fin du Xè siècle », dans Evêque et prince. Notger et la Basse-Lotharingie aux alentours de l’an mil, dir. Alexis Wilkin & Jean-Louis Kupper, Liège, Presses universitaires de Liège (série « Histoire », 2), 2013, pp. 271-294, en téléchargement libre.

2 réflexions sur « Entre Vérone et Liège, la mobilité épiscopale au Xè siècle »

  1. Sympathique petite histoire ecclésiastique. De tout temps les hommes d’Eglise ont apprécié les honneurs de la fonction. Un de mes oncles (1911-2005) médaillé d’or en humanité puis docteur en droit canon à Rome, a suivi cependant les différentes étapes comme n’importe quel « apprenti » avant de finir « doyen » à Andenne. On l’aurait bien vu évêque mais il manquait d’entregent et d’éloquence. La bagarre était rude au temps où il y avait pléthore de vocations sacerdotales pour se faire une place au soleil dans un beau presbytère. Les petites mains menaient une vie difficile avec peu de soutien matériel. Maintenant le désintérêt pour une fonction dans l’Eglise semble aller de pair avec la simplification des rites suite à Vatican II et l’arrivée massive d’une « main d’oeuvre » étrangère pour assurer un minimum de présence dans les églises. Vos articles suscitent à chaque coup ma curiosité; merci à vous.

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