L’histoire de la classe européenne ne manque pas de mauvais élèves. Les plus en vue sont tantôt la France de Charles de Gaulle, qui pratique la politique de « la chaise vide » , tantôt la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, qui réclame « my money back » , avant celle de Boris Johnson qui prend le large. Même les Pays-Bas, quand ils rejettent massivement le projet de constitution européenne, ou le Danemark, quand il préfère sa couronne à l’euro, se voient infliger de mauvaises notes. A l’inverse, une idée bien ancrée veut que la Belgique soit le bon sujet par excellence, celui qui se range toujours et sans hésiter aux côtés des artisans d’une intégration forte. Confrontée aux faits, pourtant, cette représentation requiert bien des nuances. Paul-Henri Spaak, père fondateur, est peut-être l’arbre qui cache la forêt.
Philippe de Schoutheete, représentant permanent de notre pays auprès des Communautés et de l’Union européenne (UE) de 1986 à 1997, affirmait que « ce qui donne sa force à la politique européenne belge, c’est qu’elle défend les mêmes principes, les mêmes orientations depuis quarante ans » [1]. Propos pertinent s’il fait référence au rapport Tindemans ou au plan Davignon, mais qui tient beaucoup moins la route si on tente de l’appliquer à l’époque des premiers fondements de la construction.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, certes, le retour à la neutralité ne paraît plus envisageable et la nécessaire solidarité européenne ou occidentale est largement proclamée, davantage encore quand arrive la guerre froide. La coopération économique dans un monde de plus en plus interdépendant s’impose tout autant aux esprits. Mais autre chose est de s’entendre sur la manière d’organiser la partie restée libre du vieux continent…
En gros, deux visions s’affrontent alors: celle d’une union entre Etats et celle d’une fédération européenne. Le clivage existe toujours, avec une terminologie enrichie. On parlera davantage aujourd’hui de l’opposition entre souverainistes (ou confédéralistes) et européistes. Dans les années 1950-1954, les gouvernements belges, alors à majorité catholique, défendent résolument la conception qui entame le moins l’indépendance nationale. Selon l’historien britannique Alan S. Milward, nos dirigeants « ont montré beaucoup moins d’enthousiasme que ceux de la plupart des autres pays d’Europe occidentale pour des accords qui regroupaient les pouvoirs du gouvernement national dans des ententes internationales » [2]. Le ministre des Affaires étrangères Paul Van Zeeland, qui fait alors figure de chef de file des unionistes, tenants surtout d’une zone de libre-échange, a publié plusieurs écrits importants sur ce sujet. « Il n’y est jamais question de fédération mais bien d’union fondée sur des bases essentiellement économiques et plus particulièrement commerciales et douanières » , relève Michel Dumoulin (Université catholique de Louvain) [3]. En schématisant à peine, l’Europe de Van Zeeland contre celle de Spaak, c’est celle de De Gaulle contre celle de Monnet.

Ainsi les Belges participent-ils sans enthousiasme aux négociations qui aboutiront, en 1951, au traité de Paris créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Même si la presse, globalement, n’est pas hostile au principe, et pas davantage l’opinion publique telle qu’elle ressort des sondages [4], les partis dominants se divisent et les industriels concernés se font entendre, dans les cercles intragouvernementaux, « amèrement et dans un esprit qui peut vraiment être décrit comme chauvin » [5]. La Fédération des associations charbonnières de Belgique (Fédéchar) mène une campagne musclée, diffusant quantité de brochures où est évoquée la sombre perspective d’une Europe (de nouveau) allemande, dès lors que « le centre de gravité de l’industrie lourde de l’Europe occidentale va […] systématiquement être déplacé vers l’Allemagne » [6]. Jugeant excessifs les pouvoirs qu’il est question de conférer à la Haute Autorité, organe supranational, Bruxelles veut en outre réserver le marché intérieur belge au charbon extrait dans le pays. Jamais il n’est question d’adhérer au plan Schuman comme tel ou à une unification politique ultérieure. Si la Belgique entrera finalement dans la Ceca, c’est après avoir obtenu quelques garanties et surtout faute d’avoir d’autre choix.
Face au projet d’une haute autorité agricole, on ne se bouscule pas davantage. Le positionnement officiel s’avère à tout le moins ambigu, alors que le scepticisme du Boerenbond, défenseur des intérêts des fermiers, est total. « L’intégration européenne sur le plan agricole, déclare son vice-président Alfons Conix en 1951, présuppose la possibilité de voir naître, un jour, ce que l’on pourrait appeler le « paysan européen » . On peut se demander comment on pourrait se représenter ce paysan « standardisé » type « Europe » , lorsqu’on voit la distance énorme qui sépare le cultivateur de l’Europe septentrionale et occidentale de son collègue du sud de l’Italie, de la Grèce ou de la Turquie » [7]. Allergique au mot « intégration » , le ministre de l’Agriculture Charles Héger prône une harmonisation par des accords commerciaux séparés. Mais pas d’illusion: l’idée du Green Pool fait de toute manière son chemin et bien peu croient à la possibilité de l’arrêter ou de ne pas en faire partie.
Plus surprenantes apparaissent les réticences belges face au dessein d’une Communauté européenne de défense (CED). Celle-ci, pour rappel, échouera à l’Assemblée nationale française le 30 août 1954, au cours d’une séance mémorable où on verra ses opposants gaullistes et les communistes chanter La Marseillaise ensemble. Mais Paul Van Zeeland n’est guère plus chaud, n’acceptant au maximum que de mettre une petite partie de l’armée belge sous direction européenne. Cette ligne est à ce point intransigeante, note le journaliste Guy Janssens, spécialiste des questions européennes, qu’au cours des négociations, « les représentants français et allemands demandèrent aux Etats-Unis de faire pression sur la Belgique, qui était considérée comme le pays le plus antieuropéen de tout le Benelux » [8]. Finalement, sous l’influence américaine mais aussi vaticane, le chef de notre diplomatie finit par accepter la CED, à condition qu’elle se réalise dans le respect des souverainetés nationales. Une fraction du PSC-CVP n’en continuera pas moins de manifester son refus d’un traité qui, selon les termes d’un député à la Chambre, porte en lui « la destruction des institutions nationales, de la vie nationale, de l’esprit national belge » [9].
Quand, en août 1953, la création d’une Communauté politique européenne (CPE) est sur la table, Van Zeeland se montre plus ferme encore et contre-propose une association d’Etats souverains. Certains feront du ministre belge le fossoyeur du projet, ce qui est sans doute excessif, mais en tout cas significatif [10]. Dans les rounds qui préparent le futur Marché commun, les envoyés du pays dont la capitale abritera le siège des institutions européennes placent très haut la barre de leurs conditions, sans autre ligne que la défense des intérêts nationaux contre tout ce qui pourrait les menacer de l’extérieur. La supranationalité est vue avant tout comme un outil permettant aux grands Etats d’imposer leur volonté aux petits et moyens.

Tout change avec l’installation, en 1954, d’une majorité socialiste-libérale à la rue de la Loi. Paul-Henri Spaak redevient ministre des Affaires étrangères, avec une feuille de route qui, si elle fut un temps assez proche de celle de son prédécesseur, a changé en profondeur. Il y est désormais écrit qu’une Europe intégrée est le meilleur moyen pour un pays comme la Belgique de se faire entendre, de ne pas subir passivement les diktats décidés entre Bonn, Londres et Paris. On participera donc plus qu’activement, parfois en chef d’orchestre, à la mise sur pied de la Communauté économique européenne (CEE).
Ce changement de cap est aussi facilité par des considérations toutes intérieures. Les partis au pouvoir ne recrutant guère d’électeurs dans le milieu agricole, très majoritairement catholique, l’abandon de compétences nationales dans ce secteur n’a plus de raison d’être un tabou. Politique, quand tu nous tiens…
P.V.
[1] Cité in Christian FRANCK, « La politique européenne belge: une continuité de quarante ans » , dans La Belgique, les petits Etats et la construction européenne, dir. Michel Dumoulin, Geneviève Duchenne & Arthe Van Laer, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes – Peter Lang s.a. (« Actes de la Chaire Glaverbel d’études européennes » , 3), 2003, pp. 261-277 (261).
[2] « Belgium and Western European Interdependence in the 1950s: Some Unexplained Problems » , dans La Belgique et les débuts de la construction européenne de la guerre aux traités de Rome, dir. Michel Dumoulin, Louvain-la-Neuve, Ciaco (coll. « Histoire de notre temps » ), 1987, pp. 145-152 (145).
[3] « La Belgique et les débuts de la construction européenne: zones d’ombre et de lumière » , dans ibid., pp. 9-38 (17).
[4] Geneviève DUCHENNE, « Résister pour exister. Aperçu des réticences belges à l’Europe autour des plans Briand et Schuman » , dans Antieuropéens, eurosceptiques et souverainistes. Une histoire des résistances à l’Europe (1919-1992), dir. Christople Le Dréau, Paris, Irice (Les Cahiers Irice, 2009/2, n° 4), 2009, pp. 35-48, https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2009-2-page-35.htm (en libre accès). L’auteur fait référence à l’étude de Jean-Benoît PILET & Émilie Van HAUTE, « Les réticences à l’Europe dans un pays europhile » , dans Les résistances à l’Europe. Cultures nationales, idéologies et stratégies d’acteurs, dir. Justine Lacroix & Ramona Coman, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 2007, p. 211-225.
[5] Alan S. MILWARD, op. cit., p. 150.
[6] Cité in Geneviève DUCHENNE, op. cit.
[7] Cité in Leen Van MOLLE, « Le milieu agricole belge face à la ‘concurrence européenne’ : 1944-1958 » , dans La Belgique et les débuts de la construction européenne…, op. cit., pp. 119-143 (128).
[8] In de schaduw van Schuman. België in de greep van Europa, Tielt, Lannoo, 2001, p 17.
[9] Cité in Michel DUMOULIN, op. cit., p. 29.
[10] Ibid., pp. 30-31.