Un parchemin haut de 11 centimètres, un sceau rond détérioré en cire brune où figurent deux léopards, un contre-sceau (empreinte complémentaire) comportant une sextefeuille (fleur stylisée) ainsi que quatre fleurs de lys dans les espaces intermédiaires… et cette note: « Charta Goberti domini de Byurt de decimis de Maharenne » .

Ainsi se présente un acte de 1217 découvert par Marc Ronvaux, président de la Société royale Sambre et Meuse, dans les archives du Grand Conseil de Malines, la juridiction suprême de nos anciens Pays-Bas. Le document était inséré dans le dossier d’un procès opposant, à l’époque moderne, les bénédictins de l’abbaye Saint-Pierre de Brogne (Saint-Gérard, Mettet) aux chanoines de la collégiale Saint-Feuillen de Fosses (Fosses-la-Ville), à propos de l’érection d’une chapelle en église paroissiale. Mais les enseignements qu’on peut tirer de cette pièce oubliée, qui n’avait laissé aucune trace in situ, vont bien au-delà de ce conflit singulier [1].
Sur le plan sigillographique, on retrouve ici un modèle dont les seuls exemplaires connus avaient disparu dans l’incendie des Archives de l’Etat à Mons en mai 1940. Le cachet confirme en outre l’importance des sires de Bioul (Anhée), le lignage de Gobert, l’auteur de l’acte. Ceux-ci, note Nicolas Ruffini-Ronzani (Université de Namur), font partie « du peloton de tête des sigillants issus de l’aristocratie namuroise, un groupe au sein duquel ils côtoient notamment les vieilles familles de Walcourt, de Faing et de Morialmé » . Bioul (Byurt dans la charte) figure dès le Xè siècle parmi les seigneuries les plus importantes du pays [2]. Et on sait par d’autres sources que Gobert, qui est à la tête d’un patrimoine considérable, s’est doté d’au moins trois matrices différentes en moins de vingt ans, les contre-sceaux étant eux aussi sujets à changements réguliers. Le seigneur y revendique son apparentement à la famille brabançonne des Orbais.
Quant au contenu, Thierry VIII, sire de Faing (Falaën, Onhaye), cède à l’abbaye bénédictine de Brogne la dîme de Maharenne (lieu-dit de Denée-Maredsous, à quelques kilomètres de Bioul, commune d’Anhée également). Pour rappel, la dîme est un impôt en principe destiné aux clercs, s’élevant à une fraction des produits de la terre et de l’élevage. En vertu de rapports féodaux, Gobert, qui notifie ce transfert, fait état de son consentement, de celui de son épouse Eve – descendante de deux puissantes familles du Namurois –, de l’approbation du comte de Namur Philippe II de Courtenay et de l’accord du prince-évêque de Liège Hugues de Pierrepont, dont la juridiction épiscopale s’étend à cette région. Pareille décision n’a rien d’exceptionnel à cette époque. Elle s’inscrit dans un trend de (ré)attribution des dîmes aux institutions d’Eglise, impulsé dans le prolongement de la réforme grégorienne, ainsi appelée pour le rôle qu’y a joué le pape saint Grégoire VII au XIè siècle. Mais cette cause n’est manifestement pas la seule.

Car un lien semble bien aussi s’imposer avec les difficultés financières que connaissent les élites traditionnelles – pas seulement namuroises – dans la première moitié du XIIIè siècle, notamment sous l’effet du financement des participations aux croisades. Gobert lui-même, dont le frère Siger s’est embarqué pour la Terre sainte en 1217, a consenti, en faveur des abbayes de Bonne-Espérance (Estinnes), de Nonnenmielen (Saint-Trond) et d’Anchin (Pecquencourt, Nord de la France), à des transmissions de biens et de droits qui, souligne l’historien, « prennent en effet moins souvent la forme d’aumônes que celle, plus lucrative, de ventes » . La situation des de Faing n’est pas plus brillante. Selon une charte du comte de Namur, Thierry VII, père de Thierry VIII, est « écrasé par les dettes » en 1161, à tel point que son oncle, ancien chanoine de Saint-Lambert de Liège, doit lui porter secours. L’abandon de la dîme de Maharenne n’est pas le seul que cette famille ait fait à des religieux.
Quant au monastère de Brogne, il est rebâti au tournant des XIIè et XIIIè siècles par l’abbé Robert, dit « le Bâtisseur » . La dîme arrive donc à point nommé! Mais dans la suite des siècles, l’édifice n’échappera pas aux vicissitudes. Partiellement détruit lors des troubles du XVIè, il sera reconstruit et la communauté connaîtra ensuite une succession de périodes d’essor et de déclin. La localité où elle est sise adoptera, à partir de la fin du XVIIè siècle, le nom de Saint-Gérard, fondateur et premier abbé de l’abbaye bénédictine au Xè siècle. De celle-ci demeurent les ailes sud et ouest ainsi que le porche d’accès à la ferme et la crypte, également désignée comme étant… « la cave aux dîmes » [3].
P.V.
[1] Nicolas RUFFINI-RONZANI, « Une charte inédite pour Saint-Pierre de Brogne (1217). Note d’histoire et de sigillographie namuroises autour d’un acte récemment découvert » , dans Cahiers de Sambre et Meuse, 97è année, n° 2, Wierde (Namur), 2020, pp. 113-133, https://pure.unamur.be/ws/portalfiles/portal/42681302/2020_Une_charte_ine_dite_pour_Brogne.pdf (en libre accès).
[2] Karl DANSE, « Anhée » , dans Histoire & patrimoine des communes de Belgique. Province de Namur, dir. Emmanuel Brutsaert (2008), 2è éd., Bruxelles, Racine-Dexia, 2009, pp. 40-47 (43).
[3] Valérie DEJARDIN, La route des abbayes, Namur, Institut du patrimoine wallon (coll. « Itinéraires du patrimoine wallon » , 1), 2006, pp. 122-126.